LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Fyodor Dostoïevski
(Достоевский Фёдор Михайлович)
1821 — 1881
LA CONFESSION DE STAVROGUINE
CHEZ TIKHON
(У Тихона)
1922
Traduction d’Ely Halpérine-Kaminsky, Paris, 1922.
TABLE
L’âme russe
Si vous saviez jusqu’où cette âme peut descendre !
Si vous saviez jusqu’où elle peut monter !
Et en quels bonds désordonnés !
E. Melchior de VoguÉ
Les pages inédites de Dostoïevsky que nous publions ici se révèlent, outre leur valeur d’art, d’une singulière, d’une sinistre actualité. Il s’agit de trois chapitres inédits du roman Les Possédés, lequel, écrit il y a cinquante ans, apparaît comme une vision anticipée du milieu russe où évoluent les formidables événements de cette heure.
Quant au roman même, que notre lecteur le connaisse ou non, nous avons à rappeler ici uniquement les raisons de son actualité, non pas sa trame. Les chapitres inédits, intitulés la Confession de Stavroguine, se lisent, en effet, comme un récit qui se suffit, n’exigeant nul rappel des faits antérieurs et postérieurs à l’épisode. La portée psychologique de ces chapitres ressortira, au contraire, de la connaissance de la thèse générale du roman et de l’origine de sa conception.
À l’époque où les traductions des Possédés parurent, il y a trente-cinq ans, les lecteurs occidentaux s’en effarèrent comme de l’évocation d’un affreux cauchemar, rêvé par un génie névrosé, — on sait que Dostoïevsky souffrait d’épilepsie, — tout esprit équilibré refusant d’admettre la réalité d’une maladie mentale aussi généralisée chez toute une société. On s’aperçoit aujourd’hui seulement, à la clarté rouge de l’immense incendie allumé par la folie bolchevique, de la sinistre réalité que Dostoïevsky avait vue et prévue, précisément parce que génie « névrosé » et, comme tel, supérieurement représentatif de son époque et de sa race.
Notons d’abord que l’affabulation des Possédés s’inspire d’un cas réel, est empruntée à un procès jugé à Moscou en 1871 ; et l’auteur lui-même, qui publia le roman sous l’impression immédiate des faits révélés par le procès, ne pouvait, certes, prévoir la date fatidique que ces faits marqueraient dans l’histoire du mouvement révolutionnaire en Russie.
Un certain Netchaïev, âgé à peine de vingt ans, qui avait appris à lire dans sa seizième année, entreprit la propagande des idées révolutionnaires parmi les étudiants de Saint-Pétersbourg et les souleva, en 1869, contre les autorités scolaires. Parti à l’étranger, il entra en relations avec le fondateur de la doctrine anarchiste, Bakounine, adhéra à la Première Internationale, et reçut d’un autre grand révolutionnaire, le célèbre écrivain Herzen, mille livres sterling pour concourir à l’œuvre de la révolution. De retour en Russie, à la fin de 1869, il y fonde la « Société de châtiment populaire », signifie à ses adeptes la fin de la propagande par la parole, devant céder désormais aux actes terroristes. L’un des adhérents du parti, l’étudiant Ivanov, rebelle à la discipline de fer instituée par Netchaïev, est tué par celui-ci, aidé de quatre de ses partisans ; et Netchaïev fuit à l’étranger. Les complices sont découverts, jugés, et c’est alors qu’est mise à jour la nouvelle organisation terroriste, avec ses nombreuses ramifications dans les principales villes russes. Les conjurés, cités devant le tribunal, sont au nombre de quatre-vingt-sept ; les meurtriers d’Ivanov sont condamnés aux travaux forcés en Sibérie, les autres complices à des peines plus ou moins graves d’emprisonnement.
La doctrine et les faits révélés par ce procès inaugurent bien la phase terroriste du mouvement révolutionnaire en Russie ; de là date l’idéologie que les extrémistes appliquent depuis cinquante ans et qui atteint sa totale réalisation avec le bolchevisme triomphant. Les statuts du parti, rédigés par Netchaïev, formulent notamment : « Le révolutionnaire est un homme voué : il n’a ni intérêt, ni volonté, ni sentiment, ni attaches, ni propriété, ni nom propres. Il dédaigne les bienfaits de la science, en en laissant la jouissance aux générations futures. Il ne connaît que la seule science de destruction, et il étudie à cette fin la mécanique et la chimie... Il méprise l’opinion publique, méprise et hait la morale bourgeoise. »
Et Netchaïev se montre, en effet, d’une amoralité totale, même envers ses coreligionnaires. Bakounine parle de lui, dans ses lettres privées, comme d’un « malhonnête homme, capable d’espionner, de mentir, d’ouvrir les lettres de ses amis et de ses adversaires ». Dans ses écrits publics, Herzen déplore à son tour l’immoralité de la jeunesse révolutionnaire d’alors, en la jugeant par l’exemple de Netchaïev et de ses partisans. Le révolutionnaire idéaliste Jeliabov, qui mourra par la suite sur l’échafaud, avait repoussé avec indignation les conseils de Netchaïev de faire circuler, pour la bonne cause, des nouvelles mensongères, de recourir au chantage pour se procurer des fonds.
Les lecteurs des Possédés reconnaîtront aussitôt dans ce portrait de Netchaïev le modèle certain du héros du roman, le chef révolutionnaire Pierre Verkhovensky. Ils reconnaîtront surtout la réalité du milieu fantastique révélé par Dostoïevsky et où de tels hommes et de tels faits étaient possibles. Et seul un pareil milieu pouvait présenter, après une vertigineuse évolution cinquantenaire, le sinistre spectacle du chaos russe de nos jours. Dostoïevsky avait parfaitement conscience de la portée lointaine de l’affaire Netchaïev en la formulant ainsi dans son Journal d’un Écrivain de 1873 :
« La personnalité de mon Netchaïev (celui des Possédés) ne ressemble certes qu’en ses traits typiques à celui du vrai Netchaïev. Mon but était de poser la question et d’y répondre le plus nettement, sous forme de roman : comment devient possible l’éclosion, dans notre étonnante société transitoire, non pas d’un Netchaïev, mais des Netchaïevs, et comment ces Netchaïevs ont pu, à leur tour, recruter des « netchaïeviens » ?
L’auteur ajoute plus loin : « Le monstrueux et répugnant assassinat d’Ivanov avait été certainement représenté par l’assassin Netchaïev à ses victimes, les netchaïeviens, comme un acte politique utile à « la grande œuvre commune de l’avenir »... Dans mon roman Les Possédés, je cherchai à pénétrer les raisons diverses qui peuvent entraîner à des actes de scélératesse aussi odieuse même des hommes au cœur pur. L’horreur est précisément dans le fait que des actes pareils puissent s’accomplir sans que leur auteur soit nécessairement un misérable. Et il en est ainsi, non seulement chez nous, mais dans le monde entier, depuis des temps immémoriaux, à toutes les époques de transition, de troubles sociaux, de doutes, de négations et d’instabilité de pensée. Mais, chez nous, ces faits sont possibles plus que partout ailleurs, et précisément à notre époque : c’est la caractéristique du mal profond dont souffre notre actuelle société. »
Les Possédés nous montrent, en effet, les ravages de ce mal, atteignant non pas la seule jeunesse révolutionnaire d’alors, mais aussi la génération précédente, toutes les classes de la société, autant les défenseurs que les adversaires de l’ordre établi. Tous les personnages du roman s’agitent dans le même désarroi de pensée et de sentiment : les disciples de Pierre Verkhovensky, et le père de celui-ci, professeur érudit et « idéaliste » des années 1840 ; l’étudiant Schatov, tué par la bande Verkhovensky (c’est l’Ivanov de l’affaire Netchaïev) pour avoir sincèrement déclaré son détachement de l’idée révolutionnaire ; Kirilov, qui n’est ni des uns ni des autres, imagine sa théorie du suicide et se l’applique ; Stavroguine, l’autre figure centrale du roman, descendant de vieille noblesse, fils d’un général haut placé et d’une mère fort riche ; c’est le grand seigneur à qui Pierre Verkhovensky voudrait faire assumer le rôle, aux yeux du peuple, du légendaire Ivan-Tsarevitch, parce qu’il est « beau dans le crime » et « extraordinairement doué pour les grands méfaits ».
Bornons-nous à citer, au pôle opposé, le gouverneur de la province où est située l’action, von Lembke (d’origine allemande pourtant, mais contaminé par l’ambiance) strict gardien de l’ordre, finissant dans la déliquescence ; sa femme, une princesse russe, n’est pas moins une égarée ; leurs familiers et leurs subordonnés, tous des psychopathes.
Les dames sont logées à la même enseigne : sauf la femme de Stavroguine, qui est une franche démente et qu’il avait épousée par « bravade », toutes sont « possédées », autant que les hommes, côtoyant la déraison, ou en proie au délire. Cependant, les uns et les autres ne semblent pas affligés de tares constitutionnelles, car Dostoïevsky prend soin de terminer le roman par cette phrase visant en particulier Stavroguine, le plus déséquilibré, évidemment : « Après l’autopsie du cadavre, nos médecins ont entièrement écarté l’hypothèse de l’aliénation mentale. »
Au sens de Dostoïevsky, il s’agit nettement d’une maladie raciale dont il établit le diagnostic dans ces lignes de son « Journal » en définissant le caractère russe : « C’est d’abord l’oubli de toute mesure en toutes circonstances (oubli temporaire, cependant, comme sous l’action d’un envoûtement) ; le besoin de fortes sensations, de vertige au-dessus de l’abîme ; le désir de s’y pencher jusqu’à mi-corps et, dans quelques cas, assez rares, de s’y précipiter... C’est la jouissance infernale du geste entraînant sa propre perte, l’enthousiasme exaspéré devant sa téméraire bravade »...
En relisant, à l’occasion présente, le carnet de Dostoïevsky, publié au lendemain de sa mort, j’y retrouve la pensée singulièrement suggestive à cette heure et dont la pleine signification n’avait pu que nous échapper il y a quarante ans : « Le nihilisme est apparu chez nous, parce que nous sommes tous des nihilistes (souligné par Dostoïevsky). Nous nous sommes seulement effrayés de la forme originale qu’il a prise. Tous, sans exception, nous sommes des Fedor Pavlovitch[1].
« Quelles alarmes comiques chez nos sages, dans la recherche de l’origine de l’éclosion des nihilistes ! Mais ils ne viennent de nulle part : ils ont toujours été avec nous, en nous et auprès de nous. (Les Possédés.) »
Le rappel de ce roman nous autorise entièrement à soutenir qu’à la place du terme « nihiliste », l’auteur du carnet emploierait aujourd’hui celui de « bolchevik », les deux termes qualifiant le même esprit et la même manifestation, on ne s’en aperçoit que trop.
Mais voici qu’au moment où j’écris ces lignes, une socialiste bien connue décèle le même esprit bolcheviste chez les adversaires les plus déterminés des bolcheviks. Mme Kouskova, ayant vécu jusqu’ici en Sovétie, collaboré avec les bolcheviks en qualité de membre du Comité sovétique de secours aux affamés, puis étant emprisonnée et bannie pour avoir dénoncé les vraies causes de la famine, est arrivée à Paris et, devant un nombreux auditoire d’émigrés russes émus, frappés de stupeur, déclara : « Nous avons depuis longtemps compris là-bas, à l’intérieur de la Russie, les véritables causes de la guerre civile... Ici et là, une haine aveugle entre blancs et rouges, haine terrible par son caractère également bolcheviste. Inconscience autant de l’un que de l’autre côté. Fièvre rouge, fièvre blanche. »
Au cours d’une deuxième conférence, Mme Kouskova ajouta : « Ici, à l’étranger, on s’imagine que le bolchevisme est une tumeur sur le corps du peuple. Il suffirait de le supprimer, croit-on, pour que la vie russe reprenne son cours normal. C’est inexact. Le bolchevisme, ce n’est pas Lénine, ce n’est pas Trotsky, c’est tout le peuple russe. » Et à l’exemple de Dostoïevsky, elle n’espère le salut que des masses profondes.
Dostoïevsky en avait donc la prescience quand il disait qu’il en était ainsi de l’homme du peuple et de l’homme cultivé, du roturier et du gentilhomme, du pauvre et du riche. Par bonheur, il est une autre vertu chez le peuple russe, contre-balançant ses tendances anarchiques ; l’auteur des Possédés la marque en l’illustrant du récit d’un sacrilège que commet « par frénétique bravade » le moujik Vlass et qui se rachète en accomplissant le dur vœu imposé par un saint ermite.
« Avec la même force, le même élan, le même instinct de conservation, lit-on dans le Journal d’un Écrivain, le Russe regagne de lui-même son salut, à l’instant dernier où il touche à la limite dernière qui le sépare de sa perte... Et le recul de retraite vers le salut est bien souvent plus sérieux chez lui que la course à l’auto-destruction... Je crois que le besoin foncier de l’âme russe est la soif de la souffrance, une soif constante, en tout et depuis toujours. Elle l’altère le long de toute son histoire ; non pas uniquement en raison des malheurs et des misères qui l’avaient accablé de l’extérieur, mais, surtout, parce qu’elle habite le cœur même du peuple... Et lorsque le Russe se montre capable de se relever de sa chute, il s’en venge terriblement sur lui-même, bien plus qu’il ne s’en était vengé sur les autres, aux jours de l’obscurcissement abject de sa conscience... » Vlass se venge sur lui-même de son sacrilège et obtient son salut. Stavroguine tente le même effort, et sa pénitence la plus douloureuse est la « confession » publique de toutes ses turpitudes ; il l’a fait lire d’abord à l’évêque Tikhon, à l’exemple de Vlass se confessant à l’ermite. Mais l’énergie lui manque pour aller jusqu’au bout ; il ne publie pas la terrible « confession », se contente d’un acte de contrition plus limité, en révélant son mariage avec une servante folle devant son orgueilleuse mère et deux jeunes filles passionnément éprises de lui. Il accepte un duel sans merci après d’humiliantes excuses à son adversaire, s’expose au feu, tire lui-même en l’air, et, finalement, ne trouve l’apaisement que dans le suicide.
Par opposition au simple moujik, Stavroguine, représentant des classes privilégiées, succombe sous son effort hésitant et désordonné de pénitence. C’est à lui, « gentilhomme russe et citoyen du monde », détaché du sol russe et de la foi nationale, et à ses pareils, que se rapporte l’aventure des pourceaux narrée dans l’Évangile selon saint Luc et dont les versets servent d’épigraphe au roman Les Possédés. On nous permettra de replacer ici cette parabole qui acquiert une signification singulièrement profonde et tragique au moment où le mal russe, diagnostiqué par Dostoïevsky il y a un demi-siècle, s’avère à sa crise aiguë :
« Or, il y avait là un grand troupeau de pourceaux qui paissaient sur la montagne ; et les démons Le priaient qu’il leur permît d’entrer dans ces pourceaux, et Il le leur permit. Les démons, étant donc sortis de cet homme, entrèrent dans les pourceaux, et le troupeau se précipita de ce lieu escarpé dans le lac et fut noyé. Et ceux qui les paissaient, voyant ce qui était arrivé, s’enfuirent et le racontèrent dans la ville et à la campagne. Alors, les gens sortirent pour voir ce qui s’était passé ; et étant venus vers Jésus, ils trouvèrent l’homme duquel les démons étaient sortis, assis aux pieds de Jésus, habillé et dans son bon sens ; et ils furent saisis de frayeur. Et ceux qui avaient vu ces choses racontèrent comment le démoniaque avait été délivré. »
L’explication de l’allégorie nous est donnée dans le Journal d’un Écrivain. Le malade, le dément, c’est la Russie, possédée par les démons. Les démons, ce sont ceux qui ont perdu la faculté de distinguer le bien du mal. Les pourceaux, ce sont les « citoyens du monde », les déracinés de l’esprit national. Finalement, ils périssent, et c’est le peuple, personnifié par Vlass, qui rejette les démons, se purifie par la souffrance et fait retour au « bon sens ».
Voici que, en effet, le renouveau religieux, prédit par Dostoïevsky, se manifeste dans toute son étendue parmi les masses populaires russes, voire chez les intellectuels les plus portés au scepticisme. La preuve nous en est administrée par le pouvoir bolchevique même. Après avoir vainement lutté contre ce qu’il nomme « l’opium à l’usage du peuple », avoir emprisonné ou fusillé nombre d’ecclésiastiques, il tente d’accommoder l’Église à ses desseins, en mettant à la tête de celle-ci des créatures faisant office de novateurs d’une insidieuse « Église vivante ». Mais il y a dix-huit mois déjà que j’avais signalé, dans mon étude Tolstoïsme et bolchevisme[2], les débuts de la désaffectation populaire de la religion démente du bolchevisme et du retour à la vieille foi russe. Depuis, loin de diminuer, le mouvement s’amplifie à mesure que se prolonge le régime soviétiste, et ce sera, n’en doutons pas, l’antidote souverain qui ramènera à la santé le mystique peuple russe.
Le renouveau des écrits de Dostoïevsky est marqué par ceux-là mêmes, les révolutionnaires russes, qui traitaient l’auteur des Possédés, de son vivant et longtemps après sa mort, de réactionnaire et de « vieux cagot ». Le fait seul de la publication de ce roman dans le Messager russe de Katkov, soutien fervent de l’autocratie, le disqualifiait à jamais à leurs yeux.
Commentant la présente découverte des pages inédites de Dostoïevsky, l’organe le plus autorisé du parti socialiste-révolutionnaire, Volia Rossyi, constate :
« Suivant la remarque récente d’un critique russe, Dostoïevsky, qui occupe depuis longtemps une place de Titan dans l’histoire littéraire, n’est devenu qu’en ces tout derniers temps réellement proche de l’âme russe. Nous fallait-il, comme l’avait pensé le défunt écrivain, vider jusqu’à la lie la coupe amère de notre humiliation nationale pour pouvoir nous élever ensuite jusqu’aux hautes régions de la conception du sens et de la valeur de la vie universelle et de la vie russe en particulier ? L’entendement des lecteurs russes a-t-il suffisamment évolué pour s’élever au niveau de Dostoïevsky ? On peut en discuter... Un fait est certain : c’est de nos jours seulement que Dostoïevsky est devenu nôtre, si familier, si proche... »
Fait plus surprenant encore : ce sont les bolcheviks, dont l’action naissante avait été si vigoureusement dénoncée par l’auteur des Possédés, qui mettent à jour ses écrits les plus significatifs. C’est l’institution de l’État soviétique, le Centroarchive (les Archives centrales), qui découvre, publie et commente la Confession de Stavroguine et d’autres documents importants pour l’histoire de l’œuvre et de la vie de Dostoïevsky. Le fait n’est peut-être pas aussi paradoxal qu’on serait tenté de le croire. Nous avons vu que l’auteur de la Confession de Stavroguine et du Journal d’un Écrivain avait signalé les atteintes du mal bolcheviste autant chez les révolutionnaires que chez l’ensemble de la société russe ; et les réalisateurs actuels du « système » pourraient bien apercevoir en Dostoïevsky l’annonciateur de leur avènement, envisagé par lui comme une crise fatale dans la voie de la guérison, mais justifiant par là même la venue et la durée de la crise.
Notre remarque, nécessaire dans sa brièveté, ne saurait être développée ici. Disons plutôt comment le document littéraire que nous publions fut si opportunément découvert et pourquoi il était demeuré si longtemps ignoré.
Mme Dostoïevsky, qui avait été la secrétaire de son mari, a constitué avec un soin pieux des archives comprenant de nombreux imprimés, des manuscrits édités ou inédits et autres papiers du grand écrivain, puis les a confiés à la garde du Musée Historique de Moscou, portant le nom de l’empereur Alexandre III. Elle a composé et publié, en 1906, un catalogue minutieusement détaillé des archives Dostoïevsky, formant un fort volume in-folio ; je n’y trouve cependant pas la mention de la Confession de Stavroguine ni des autres manuscrits récemment retrouvés. Sous le titre Manuscrits et lettres à diverses personnes et sous les numéros 16 et 17, nous lisons cette simple indication : « Carnet de F.-M. Dostoïevsky (matériaux pour le roman Les Possédés). Deux cahiers reliés. » Nous apprenons aujourd’hui qu’il y eut plusieurs autres cahiers, portant sur la reliure de chacun l’inscription : Les Possédés, et sur l’un d’eux, celle de : « En cas de ma mort ou d’une maladie grave », écrite de la main de Mme Dostoïevsky. Il s’ensuit que les papiers non mentionnés dans le catalogue des archives de son mari ne furent déposés au Musée Historique de Moscou qu’après la mort de Mme Dostoïevsky, survenue il y a une dizaine d’années.
Elle avait des raisons de ne pas se séparer du cahier portant l’inscription : « En cas de ma mort », car il contenait ses propres papiers d’affaires, ainsi que les feuillets « où Fédor Mikhaïlovitch (Dostoïevsky) nota les plans de ses romans, des faits de sa vie, les brouillons de ses lettres, etc. », nous renseigne-t-elle à la page 53 de ce cahier. Elle y mentionne également l’existence d’un cahier contenant les épreuves imprimées se rapportant au roman Les Possédés. Ce paquet d’épreuves, avec de nombreuses corrections de la main de l’auteur, fut retrouvé, ainsi que les autres cahiers et papiers de Dostoïevsky, dans une caisse en fer-blanc transmise du Musée Historique au Centroarchive, en vue du classement et de la publication des documents.
Sur la page de garde des épreuves, Mme Dostoïevsky nota : « Ce cahier contient quelques chapitres du roman les Possédés qui n’y ont pas été insérés par Dostoïevsky lors de la publication de ce roman dans le Messager russe. Le premier chapitre seul a été publié en 1906, dans le huitième volume de l’édition jubilaire[3] des œuvres complètes. Les autres chapitres n’ont jamais été publiés. »
Il s’agit de la Confession de Stavroguine. À la nouvelle de sa découverte, on se demandait, dans les milieux littéraires russes, comment une œuvre de pareille valeur a pu demeurer jusqu’ici cachée au public. La question n’intrigue pas les seuls investigateurs de documentation littéraire : tous les lecteurs de Dostoïevsky vont s’y intéresser en prenant connaissance de la Confession de Stavroguine.
On avait conjecturé « que la suppression de ces chapitres des Possédés était due à l’intervention de Katkov, le directeur du Messager russe. La crudité apparente de certaines de ses pages expliquerait la censure du directeur ; d’autre part, l’impression de celles-ci en épreuves confirmerait la volonté primitive de Dostoïevsky d’en augmenter le roman des Possédés. Mais les chapitres censurés n’ayant pas été davantage insérés dans les éditions séparées du roman ni dans celles des œuvres complètes, on les avait cru perdues. La découverte simultanée d’un autre manuscrit de Dostoïevsky nous fait apparaître la question sous un jour tout nouveau et apprécier davantage la révélation de la Confession de Stavroguine.
Le recueil des écrits inédits de Dostoïevsky que vient de publier le Centroarchive (en mai 1922) contient, avec la Confession de Stavroguine, le « plan » détaillé d’un roman que Dostoïevsky se proposait d’écrire sous le titre de la Vie d’un Grand Pécheur. L’historiographe des Archives centrales de la république des Soviets, M. Nicolas Brodsky, nous dit, dans son commentaire, que Dostoïevsky attribuait à l’œuvre projetée un caractère autobiographique, celui d’ultime confession. Au demeurant, Dostoïevsky écrivait à ce propos à son ami, le célèbre poète Apollon Maïkov : « Ce sera mon dernier roman, la dernière parole de ma carrière littéraire. » Il avait l’intention de composer, en six ans de travail, une série de cinq romans où il allait raconter la vie entière du « grand pécheur ». Mais ce qui importe en l’occurrence, c’est de savoir que l’action devait se concentrer autour de l’évêque Tikhon (à qui Stavroguine se confesse) et « le grand pécheur » en qui nous reconnaissons les traits de Stavroguine adolescent. Dans une lettre du 25 mars 1870, Dostoïevsky s’en ouvre à Apollon Maïkov ; cette lettre a été publiée dans le premier volume de la première édition posthume des œuvres complètes de Dostoïevsky ; en voici le passage essentiel que nous traduisons de source directe :
« Le titre général du roman est : la Vie d’un Grand Pécheur ; mais chaque partie portera un titre particulier. La question dominante, traitée dans toutes les parties, est celle qui m’a tourmenté, consciemment ou non, toute ma vie : l’existence de Dieu. Le héros est, durant sa vie, tantôt athée, tantôt croyant, tantôt fanatique et sectaire, puis athée de nouveau. Le deuxième roman (de la série) se passera dans un monastère. Tout mon espoir repose sur ce roman. Peut-être conviendra-t-on enfin que je n’ai pas toujours écrit des babioles. (Je me confesse à vous seul, Apollon Nicolaïevitch : je veux prendre pour principale figure du deuxième roman Tikhon Zadonsky[4], sous un autre nom, sans doute, mais également évêque et retiré dans un monastère.) Un gamin de treize ans, ayant participé à un crime de droit commun, esprit cultivé et débauché (je connais bien ce type), est le futur héros de tous les cinq romans. Il est enfermé au monastère par ses parents (qui sont de notre milieu intellectuel) pour y recevoir son instruction. Louveteau et nihiliste, le gamin se lie avec Tikhon dont vous connaissez le caractère... Ce sont mes deux principaux personnages... »
Après avoir parlé des autres acteurs du roman, Dostoïevsky ajoute : « Pour l’amour de Dieu, ne dites à personne le sujet de ce deuxième roman. Je ne confie jamais mes thèmes par pudeur, et je me confesse à vous seul... Je ne ferai pas une création, mais un Tikhon réel que j’ai reçu depuis longtemps dans mon cœur avec enthousiasme. »
Notons que la lettre, datée de mars 1870, est de l’époque où Dostoïevsky travaillait à son roman Les Possédés (publié dans le Messager russe de 1871 et 1872), qu’il en était entièrement absorbé, avant et pendant sa publication, qu’il était constamment talonné par des besoins d’argent, ses lettres privées en témoignent. Par suite de ses engagements envers ses éditeurs, desquels il recevait des acomptes, il s’attelait à des travaux de moindre envergure et remettait la réalisation de son immense fresque à l’époque où il espérait pouvoir lui donner tout son temps et tout son cœur. Il est mort huit ans après, n’ayant même pas achevé les Frères Karamazov, le dernier et le plus étendu de ses romans.
Mais, possédé par son idée « ultime », il ne put s’empêcher d’utiliser certaines figures et pensées de son vaste « plan » dans les œuvres de ses dernières années : Un Adolescent, le Journal d’un Écrivain, les Frères Karamazov. C’est par le même procédé qu’il songea à insérer la « Confession de Stavroguine » dans Les Possédés et indiqua même la place : deuxième partie, chapitre premier ; et s’il se ravisa, ce ne fut certes pas pour céder à la fausse pruderie du directeur de la revue, comme le conjecturent des commentateurs russes, mais bien pour ne pas laisser juger sur une esquisse la noble figure de l’évêque Tikhon que l’auteur avait « reçue dans le cœur », ni pour révéler la monstrueuse et avilissante confession d’un Stavroguine, qui, dans Les Possédés, glisse jusqu’au fond de l’abîme, alors que celui de la Vie d’un Grand Pécheur devait sortir purifié de son épreuve. On conçoit la raison de la prière instante de Dostoïevsky à Maïkov de ne jamais parler de son « dernier roman » et le secret dans lequel il maintenait les pages déjà écrites à cette fin.
Ces motifs de la non-publication de la Confession de Stavroguine du vivant de son auteur nous dictent la composition du présent volume[5] : la Confession, morceau central, est mise en lumière par le plan général de la Vie d’un Grand Pécheur, dont le texte russe est publié par le Centroarchive simultanément avec le précédent document. Ils sont complétés, à l’intention du lecteur français, par des chapitres, demeurés inédits en France, du Journal d’un Écrivain et du récit : le Songe d’un homme ridicule (extrait du même Journal) dont notre traduction avait paru, en 1895, dans la Revue franco-américaine. Le rapprochement de ces pages nous révèle le sens total de l’œuvre de Dostoïevsky : le bien ne s’acquiert que dans la souffrance et après l’inévitable épreuve du mal. Ainsi, dans la Confession de Stavroguine, cette idée ne se manifeste que dans le stade du calvaire du héros ; et son développement, qui se devine dans le songe de Stavroguine, apparaît nettement dans le Songe d’un homme ridicule.
L’auteur y pose l’énigme multi-séculaire du péché originel. Il renouvelle la légende biblique pour nous faciliter l’accès du mystère qui n’est plus troublant pour lui, toute son œuvre en étant comme une révélation continue. Des grands esprits autant que la foule des communs ne parvenaient pas à concevoir un Dieu qui sait tout, qui peut tout, et qui laisse le couple originel goûter à l’arbre du bien et du mal, et cela avec le dessein de l’en punir d’un châtiment qui deviendra la loi éternelle de l’existence humaine. Puisque châtiment il y a, mieux aurait valu ne pas l’encourir : car pourquoi l’inutile, l’évitable souffrance ?
C’est que, explique Dostoïevsky, plus cruelle est la douleur, plus profonde la déchéance, et plus haut s’élèvera le « pécheur », s’il est grand dans l’épreuve.
Plongé dans un enfer que nulle imagination n’avait pu concevoir, le peuple des Vlass et des Stravoguines — son vates authentique nous l’annonce — puisera dans ses souffrances indicibles la force prodigieuse de fonder la cité promise, aussi imprévisible modèle qu’a été inimaginable l’enfer bolchevik.
Dieu sait ce qu’il fait, atteste Dostoïevsky.
Que les « libres penseurs », sinon les penseurs libres, ne sourient point à cette formule ingénue des croyants qui ne s’embarrassent pas de philosophie. Ceux de Russie, qui avaient traité Dostoïevsky de cagot et de réactionnaire, en sont bien revenus depuis, jusqu’à vouloir le reconnaître comme le plus proche maître de leur pensée ; tels, on l’a vu, les socialistes révolutionnaires, athées par définition.
Nous insistons sur ce fait, car il importe que, dans l’actuel désarroi universel des esprits, la voix de l’insigne diagnostiqueur du mal russe soit écoutée avec toute la gravité que commande la prolongation d’une crise qui n’atteint pas les Russes seuls, on en convient. Or, l’autorité singulière que regagne à cette heure la voix d’outre-tombe de Dostoïevsky auprès des Russes vient précisément de l’idée qu’il se faisait de Dieu, de la foi chrétienne et de la piété du peuple russe, questions traitées par lui dans les pages du Journal d’un Écrivain qu’on lira plus loin.
Mais si l’on persiste à ne voir dans Dostoïevsky que le grand écrivain ou le merveilleux clinicien des maladies mentales, on ne prêtera que distraitement l’attention que nous réclamons pour l’interprète « mystique » de la race. Il est donc opportun de préciser la qualité de ce mysticisme, évoluant par étapes alternantes de doute et de foi et qui place Dostoïevsky au premier rang des penseurs de l’humanité.
Tel il se révèle dans ses œuvres d’art, plus directement dans son Journal d’un Écrivain et ses autres écrits de publiciste ; mais c’est dans ses confidences privées que se décèlent les ressorts secrets de sa pensée, nous permettant d’en mesurer toute la profondeur.
Il a laissé plusieurs carnets où il avait l’habitude de noter les projets de ses futurs romans, ou encore les réflexions qu’il se proposait de développer dans son Journal. Un petit nombre de pages de ces carnets a été publié au lendemain de sa mort, mais sans attirer l’attention publique, même en Russie. On en devine les raisons après ce qui a été dit plus haut sur les tendances matérialistes, voire nihilistes, des milieux intellectuels russes d’alors. Dans les circonstances présentes, l’exhumation du carnet acquiert une signification d’autant plus grande. Au cours des pages qui se rapportent à 1880, Dostoïevsky note, quelques semaines avant sa mort, les points de son projet de réponse au sociologue Kavéline, qui lui avait adressé une « lettre ouverte », et il écrit notamment :
« Vous dites qu’on demeure dans la moralité quand on agit selon ses convictions. Mais de quel principe partez-vous pour faire cette déduction ? Je ne vous croirai pas, tout simplement, et je dirai, au contraire, qu’il est immoral d’agir selon ses convictions ; et vous ne réussirez jamais à me réfuter.
« Vous ne considérez pas comme moral le fait de verser le sang ; tandis que le verser par conviction est moral, selon vous. Mais permettez, pourquoi est-il immoral de verser le sang ? C’est que nous nous égarons en tout dès que l’autorité de la foi et celle du Christ nous manquent...
« Les principes de la morale existent bien. Ils naissent du sentiment religieux, et il est impossible de les justifier par la logique seule...
« Sur le terrain où vous vous placez, vous serez toujours battu. Vous ne deviendrez invulnérable qu’à partir du moment où vous admettrez que les idées de morale ont pour origine le sentiment émanant du Christ. Quant à prouver leur qualité morale, c’est impossible : elles touchent à des mondes où la raison ne pénètre pas...
«... Ce n’est point là un raisonnement scientifique, certes ; et pourtant : le fait immense de l’apparition sur la terre de Jésus et de tout ce qui s’ensuivit n’exige pas moins un examen scientifique, à mon sens. Car comment la science pourrait-elle dédaigner le rôle de la religion dans la marche de l’humanité, ne fût-ce qu’en raison de son caractère de fait historique, remarquable par sa permanence ? La conscience qu’a l’humanité de pouvoir communiquer avec d’autres mondes, conscience constante et enracinée, n’est pas moins significative. On ne saurait résoudre de pareilles questions d’un trait de plume, c’est-à-dire par le moyen que vous avez employé à l’égard de la Russie, en disant qu’aux périodes d’enfance des peuples, etc., etc. Ce serait là une science trop facile, une science pétersbourgeoise ou russo-européenne... »
Les chapitres du Journal d’un Écrivain que nous publions contiennent la définition de cette science « russo-européenne » à laquelle Dostoïevsky fait allusion. Hâtons-nous d’arriver au passage le plus saisissant du carnet, toujours à l’adresse de Kavéline :
« Les chapitres sur le grand inquisiteur et celui sur les enfants[6]. Ne fût-ce qu’en raison de ces chapitres-là, vous auriez pu me traiter en homme de science, si vous le voulez, mais quand même avec moins de hauteur dans le domaine philosophique, si peu que la philosophie soit ma spécialité. Même en Europe, il n’existe et il n’y eut jamais une telle force d’expression des idées athéistiques que dans ces pages de mon roman. Ce n’est donc pas en petit garçon que je crois au Christ et le professe ; c’est à travers un long creuset de doutes que mon hosannah a passé, comme le dit le diable dans le même roman... Mais peut-être n’avez-vous pas lu les Karamazov ? Alors, c’est autre chose, et je vous prie de m’excuser... »
On discerne la voie douloureuse qui mena Dostoïevsky à la foi consciente et à la vénération du Christ, le Christ incarnant le seul principe certain de toute vie individuelle et sociale. Dostoïevsky nous en dit les raisons au cours de ses confidences épistolaires. Dans sa lettre du 16 août 1867, adressée de l’étranger à Maïkov, il raconte sa conversation avec un jeune « progressiste » russe qui s’est déclaré « un ferme athée ». « Mon Dieu ! s’exclame Dostoïevsky, le déisme nous a donné le Christ, c’est-à-dire une représentation de l’homme si haute qu’il est impossible de ne pas croire que cet idéal de l’humanité ne soit éternel... Que nous ont-ils donc donné à sa place ? Rejetant la merveilleuse beauté divine, ils demeurent si bassement égoïstes, si honteusement irrités, si étourdiment orgueilleux, que je me demande sur quels partisans ils comptent, qui voudrait les suivre ? »
Cherchant à expliquer à un Israélite la différence entre la conception matérialiste et l’idée chrétienne du bonheur humain, Dostoïevsky lui écrit le 14 février 1877, avec une précision qui nous dispensera de l’emprunt d’autres citations sur ce sujet :
« Un court parallèle : un chrétien, c’est-à-dire un chrétien total, supérieur, dit : « Je dois partager avec mon frère plus pauvre que moi mon bien, et je dois me mettre au service de tous. » Le communiste dit, lui : Oui, tu dois partager avec moi, plus pauvre que toi, ton bien et tu dois me servir. » Le chrétien aura raison, et le communiste aura tort. » Avant de parvenir à cette haute idée de la réalisation de la doctrine chrétienne dans la vie, Dostoïevsky avait commencé par adopter, dès son jeune âge, les doctrines socialistes et matérialistes, et cela avec une telle ardeur qu’il paya ses convictions de travaux forcés. Il les connaissait donc pour les avoir pratiquées, comme d’ailleurs tous les intellectuels russes les connaissaient en théorie, alors que les classes cultivées marchaient servilement dans le sillon de celles du reste de l’Europe depuis les réformes de Pierre le Grand. C’est précisément le grand fait de l’histoire russe que Dostoïevsky n’a de cesse de dénoncer comme une déviation de l’instinct racial chez les classes privilégiées et qui faisait des « gentilshommes russes » des déracinés, de lamentables « citoyens du monde », suivant son expression. Il n’empêche que ces classes étaient mieux au courant que partout ailleurs des mouvements intellectuels et moraux de l’Europe, s’évertuaient à les soulever à mesure en Russie, et Dostoïevsky, qui y avait été mêlé ou y avait assisté en observateur pénétrant, savait bien ce dont il parlait ; aussi bien, tout au moins, que n’importe quel sociologue ou philosophe érudit, authentiques Européens.
La différence entre eux et l’écrivain russe est que celui-ci savait certaines choses que ceux-là ignoraient. Dostoïevsky l’avait senti dès que s’était exercée sur lui, à l’âge de vingt-quatre ans, l’influence autorisée du grand critique Belinsky. Il le rappelle dans son Journal de 1873 :
« S’étant attaché à moi de tout son cœur, dès notre premier contact, il [Belinsky] se mit aussitôt en devoir de me convertir à sa foi... Je l’avais trouvé socialiste passionné, et il a débuté en me prêchant l’athéisme. Il avait donc la faculté extraordinaire de pénétrer du coup au plus profond des idées. L’Internationale [la première] avait, en effet, commencé l’un de ses manifestes par cette déclaration : « Nous sommes avant tout une société athéistique ». Ainsi, elle a débuté par la révélation du fond même de son œuvre ; Belinsky de même. Comme socialiste, il devait tout d’abord abolir le christianisme ; il savait que la révolution doit forcément commencer par le triomphe de l’athéisme... Mais que faire, cependant, de la face sacrée de Dieu-homme, de sa moralité infinie, de sa miraculeuse beauté ? N’importe ! Dans son enthousiasme frénétique, Belinsky ne s’arrêta pas même devant cet obstacle. Renan s’arrêta, lui... »
« Belinsky ne s’arrêta pas. Renan s’arrêta. » C’est que le tempérament russe est toujours extrême dans ses manifestations. La race latine subit l’influence modératrice de sa civilisation millénaire ; le peuple russe ne trouve son régulateur que dans la foi ; la classe des intellectuels russes (intelliguentzia) est soustraite à l’action de l’une et de l’autre ; elle s’est détachée de la foi, et ses emprunts à la culture européenne se réduisent à un vernis, puisqu’elle n’a pas subi, à son contact, une durable transformation constitutionnelle. De là des malentendus tragiques entre les couches populaires et les classes dirigeantes, malentendus qui, après deux siècles de conflits latents ou ouverts, se résolvent par le sinistre chaos actuel.
Où en est le remède ? Dostoïevsky refuse de le voir dans la transplantation improvisée en Russie des institutions européennes, dans l’assimilation incontrôlée des idées occidentales, souvent contraires au caractère russe. Au reste, « voyez Paris, voyez la Commune », écrit Dostoïevsky à Strakhov le 30 mai 1871. « Seriez-vous aussi de ceux qui disent qu’il s’agit d’un nouvel échec par manque d’hommes, en raison des circonstances, etc. ? Mais tout le long du dix-neuvième siècle, cette tendance, ou bien rêve l’établissement du paradis sur la terre (à commencer par les phalanstères), ou bien, passant à l’action (en 1848-49, aujourd’hui encore), se montre honteusement impuissante à faire quelque chose de pratique. Au fond, toujours le même Rousseau et la volonté rêveuse de refaire le monde à l’aide de la raison et de l’expérience (positivisme). Les faits sont assez nombreux pourtant pour démontrer que leur impuissance d’émettre de nouvelles idées n’est pas fortuite. Ils coupent des têtes, dans quel but ? Uniquement parce que c’est le plus facile... Ils désirent le bonheur de l’humanité et se sont immobilisés sur la définition du mot « bonheur » par Rousseau, c’est-à-dire sur une fantaisie qui ne se justifie même pas par l’expérience. L’incendie de Paris est une monstruosité : « Puisque cela n’a pas réussi, périsse le monde ! » Car la Commune est au-dessus du bonheur de la France et du monde ! Cette furie n’est pas à leurs yeux une monstruosité, mais, au contraire, quelque chose de très beau... Ainsi, la morale fondée sur le positivisme, non seulement ne donne aucun résultat pratique, mais même s’égare dans ses désirs et ses idéals. Les faits n’ont-ils donc pas suffisamment prouvé que ce n’est point sur de pareilles bases que se crée une société, et que ce n’est point la voie qui conduit au bonheur, comme on l’a cru jusqu’ici ? Mais laquelle ? On écrira encore beaucoup de livres, et on omettra l’essentiel : l’Occident a perdu le Christ, et c’est pourquoi il décline, uniquement à cause de cela. »
Or, fait remarquer Dostoïevsky plus loin, si les Belinsky et les autres socialistes russes avaient assisté à ces faillites renouvelées de leurs doctrines, ils n’en auraient pas accepté l’enseignement ; ils auraient parlé de déformation et n’auraient jamais voulu convenir qu’une fois engagé dans cette voie, on ne saurait aboutir qu’à la Commune sans lendemain.
Tout jeune encore, avant son bannissement en Sibérie, Dostoïevsky se distinguait déjà, parmi les conspirateurs du cercle Petrachevsky, par ses critiques du matérialisme socialiste dont il affirmait le manque de sens pratique dans un pays comme la Russie où la propriété commune de la terre (Obstchina), les associations paysannes de commerce (Artels), avec la responsabilité collective de leurs membres, forment des bases sociales très anciennes et bien plus solides et certaines que tous les rêves de Saint-Simon et de son école. Suivant le témoignage de ses coaccusés de l’affaire Petrachevsky, il se réclamait de préférence, à cette époque, des idées de Lamennais, tendance qu’il qualifiait par la suite de « socialisme chrétien ».
Mais c’est après une longue initiation aux mouvements sociaux, moraux et intellectuels de l’Europe et de la Russie, mûri par une douloureuse expérience, — « c’est à juste titre que je fus condamné aux travaux forcés », aimait-il à dire, — que Dostoïevsky acquit la conviction dernière : le salut viendra du Christ, le Christ tel que le conçoit la foi russe.
Il formule cette pensée, imprégnant toute son œuvre, dans ces courtes lignes adressées à Strakhov : « L’essence de la mission russe est dans la révélation au monde du Christ russe, inconnu de lui, le Christ dont le principe est enfermé dans notre orthodoxie. À mon sentiment, là est le chemin de notre résurrection et même de l’Europe entière. »
Cette brève définition de l’œuvre que Dostoïevsky assigne à la foi russe paraîtrait sans doute présomptueuse, si elle n’était placée ici que pour marquer l’intérêt que présente son développement dans les pages sur Pouchkine qu’on trouvera plus loin. Mais elle nous amène à rappeler, par la même occasion, les titres de Dostoïevsky d’exprimer, avec plus d’autorité que tout autre poète ou penseur, l’idée russe et de résoudre l’énigme qu’elle pose.
La Russie compte d’autres génies nationaux de l’envergure de l’auteur des Frères Karamazov : Pouschkine, précisément, que lui-même place au sommet ; Gogol, le père du roman russe ; Tourgueneff, le plus harmonieux des prosateurs russes ; Tolstoï, enfin, qu’il suffit de nommer. Tous sont foncièrement Russes, chacun selon ses vertus propres.
Tolstoï est le seul parmi eux, voire parmi tous les écrivains, qui s’apparente à Dostoïevsky, ayant gravi la même côte rude de doutes, de recherche douloureuse de la vérité et l’ayant trouvée dans la morale religieuse qui commande « la maîtrise de soi », l’effort de perfectionnement individuel. Le hasard a voulu que les deux romanciers aient suivi le même chemin et soient parvenu au même but sans s’être jamais rencontrés, malgré le désir que tous les deux en avaient exprimé. Ils communiaient cependant dans leurs sentiments de loin. Écrivant à leur ami commun Strakhov, quelques semaines avant la mort de Dostoïevsky (le 26 septembre 1880), Tolstoï disait : « Je me sentais un peu souffrant ces jours-ci, et je lisais la Maison des morts. Je n’en avais gardé qu’un souvenir incertain et j’ai relu le roman : je ne connais pas de meilleur livre dans toute la littérature moderne, y compris Pouschkine. Ce n’est pas le ton, c’est la conception qui est merveilleuse : sincère, naturelle, chrétienne. Quand vous verrez Dostoïevsky, dites-lui que je l’aime. »
Dostoïevsky, raconte Strakhov, ressentit à cette expression d’adhésion affectueuse de Tolstoï l’un des plus beaux moments de sa vie. Cela était d’autant plus justifié que cette adhésion lui venait d’un artiste de qui il reconnaissait la supériorité d’un plein équilibre esthétique, qui lui assurait une place prédominante dans la littérature russe. Dostoïevsky avouait son infériorité à cet égard. Le fin critique Strakhov lui écrivit un jour en sincère ami, à propos des Possédés, que malgré nombre de pages d’art supérieur du roman, le public en emporte une impression d’incertitude : « Il n’aperçoit pas le but auquel le récit tend et se perd parmi l’abondance de personnages et d’épisodes dont les liens ne lui apparaissent point... Sans doute écrivez-vous pour une élite, de préférence, et vous encombrez vos œuvres, vous les compliquez trop. » Dostoïevsky lui répondit aussitôt : « Vous avez indiqué avec une entière précision le principal défaut de mon roman. Oui, j’en ai souffert et j’en souffre : je ne sais pas, je n’ai pas appris jusqu’ici à ordonner mes moyens. Plusieurs romans qui devraient être écrits séparément, je les compresse en un seul, de sorte que celui-ci manque de mesure et d’harmonie. Tout cela est exprimé par vous avec une étonnante justesse, et je le déplore moi-même depuis longtemps, car j’en ai parfaitement conscience. Il y a pire : sans mesurer mes moyens, je suis entraîné par mon élan poétique, et je manque d’ordonnance dans la création d’art. C’est le cas, par exemple, de Victor Hugo chez qui l’élan poétique est plus puissant que les moyens d’exécution. Même chez Pouschkine se révèlent des traces de cette dualité. Et c’est par là que je me perds... »
J’oserai affirmer, au contraire : c’est bien son « élan poétique », jailli de source impétueuse, qui l’a classé, sans qu’il s’en doutât, précisément, parmi les plus grands romanciers, comme eut le courage justifié de le certifier tout récemment M. André Gide, qui a le plus profondément pénétré le secret du génie de Dostoïevsky : « Ses peintures sont d’un art si puissant et souvent si parfait que, n’y aurait-il pas derrière elles, autour d’elles, de telles profondeurs de pensées, je crois bien que Dostoïevsky resterait encore le plus grand de tous les romanciers[7]. »
Aussi certaine, pour la même raison d’extase indomptée, fut sa vertu de voyant qui singularisait son ascendant. Il était marqué de ce mal qui est une tare pour le commun et auquel l’instinct profond des anciens attribuait un caractère « sacré », quand le porteur se révélait devin, inspiré, bref, prophète. C’est grâce à son mal que Dostoïevsky sut, avec une précision unique chez un simple écrivain, diagnostiquer chez les autres les maux du corps et de l’esprit, annoncer, avec une prescience aussi extraordinaire, les développements de la terrible névrose russe et en indiquer le remède.
J’avais attiré l’attention du public français, il y a trente-quatre ans, sur ce don d’un écrivain, non armé de science médicale, de décrire les symptômes exacts des maladies mentales. « Comme un Charcot, disais-je, comme un psychopathologue, Dostoïevsky étudie les maladies mentales parvenues à leur plus haut degré d’intensité. C’est par les grossissements du monstre qu’il voit le mieux l’homme normal[8]. » Je ne connaissais pas alors l’origine de ce don prestigieux et j’attribuais cette prédilection pour les monstres moraux, manifestée par tant de poètes, et de grands, tel Shakespeare, à la leçon passionnelle ou psychologique qui s’en dégage. Non, son « mal » est bien la condition de son génie.
De savants aliénistes, russes et français, ont étudié son œuvre à leur point de vue spécial et ils se sont émerveillés d’avoir trouvé en Dostoïevsky un confrère aussi savant par sa seule intuition. L’éminent observateur des Névrosés de la littérature et de l’histoire, le docteur Cabanes, n’a pas manqué d’étudier Dostoïevsky, il y a déjà nombre d’années, dans sa Revue thérapeutique, et il vient de revenir au sujet, sous le titre : « Épilepsie et génie », dans la Revue mondiale[9]. Fort au courant des travaux précédents sur le même cas, — il a bien voulu citer jusqu’à mon occasionnel avis de bien jeune écrivain qu’on a lu tout à l’heure, — il s’appuie d’abord sur les constatations de ses confrères les plus autorisés.
Le docteur Bajenov, professeur à l’Université de Moscou, qui a publié, dans les Archives d’anthropologie criminelle de 1904, une étude sur « G. de Maupassant et Dostoïevsky », dit que les types et les images de Dostoïevsky « auraient pu servir à illustrer même un manuel moderne de psychiatrie », ajoutant qu’il y a déjà près d’un demi-siècle, le romancier russe « donnait des descriptions exactes de maladies mentales, que nous autres ne connaissons qu’aujourd’hui, après avoir fait, dans nos analyses et nos études, si souvent fausse route ».
Le docteur W. Tchije, professeur de psychiatrie à l’Université de Iouriev, reconnaît, dit le docteur Cabanes, que « pas un seul poète n’a fait une description aussi juste et détaillée des criminels que Dostoïevsky. Dans toute la littérature, on ne trouve pas de connaissance aussi approfondie du criminel que dans ses ouvrages. Dostoïevsky a fait de l’anthropologie criminelle avant que celle-ci fût constituée en corps de doctrine ; c’est à lui que l’on doit la distinction entre les criminels nés et les criminels d’occasion, les criminels par passion et les criminels politiques ; enfin, les criminels-fous qu’il a décrits avec beaucoup de finesse et de profondeur. À cet égard, son Raskolnikov restera comme un exemplaire typique »[10]. « Comment s’étonner, ajoute le docteur Cabanes, de cette exactitude, de cette précision, quand on sait que ce sont des tableaux d’après nature que nous restitue le profond psychologue ? »
En effet, dit-il plus loin, « il apparaît manifestement que Dostoïevsky a utilisé largement ses sensations propres. Si nous le revendiquons, si nous nous trouvons honorés de le revendiquer comme confrère, c’est qu’il a su, bien mieux que les romanciers d’imagination qui ont puisé leur inspiration dans nos traités techniques, nous donner des descriptions cliniques qui ne seraient désavouées par aucun de nos maîtres en psychiatrie.
« Si l’on a pu dire que la plupart des personnages enfantés par le génie de Dostoïevsky sont « des types psychopathiques définitivement acquis à la science..., dans un pays et à une époque où l’esprit humain n’avait pas été encore orienté vers ces recherches »[11], c’est que celui qui les a créés s’est soumis lui-même au scalpel de sa froide analyse, s’est « subjectivé » dans son œuvre. »
Ajoutons que ses épuisantes crises d’épilepsie suscitaient elles-mêmes, de son propre aveu, son extase créatrice. Après l’une de ces crises, dont Strakhov fut le témoin involontaire, Dostoïevsky lui dit : « Pendant les quelques secondes de conscience, je ressens une telle félicité que nul humain n’en saurait éprouver à l’état normal et ne saurait même se l’imaginer : la sensation est si enivrante qu’on paierait les secondes de cette extase de dix ans de vie, de la vie entière même. »
Dès lors, n’est-ce pas de son mal que vient sa science inspirée et, par là même, le caractère insolite de son génie, comme je me suis hasardé à le prétendre ? Le docteur Cabanes y répond sans hésiter : « Toute sa vie, Dostoïevsky fut malade, d’un mal dont nous avons vu le retentissement sur l’intelligence et sur la volonté. Mais son génie vient-il de sa maladie ? En est-il la résultante directe ? Il est incontestable qu’il y a de son mal dans son art, si son art ne vient pas exclusivement de son mal. Il est non moins indéniable que, non seulement le mal sacré n’a pas tué l’art chez celui qui en fut affecté, mais que l’artiste s’en est aidé pour étendre les limites de son art... L’étonnant, dans le cas de Dostoïevsky, c’est que l’épilepsie, loin de porter obstacle à ses travaux littéraires, ait été un adjuvant précieux pour son talent, comme dans le cas de Nietzsche. (Les lignes soulignées le sont par l’auteur.)
« S’il lui avait été donné de s’en expliquer, il eût, à coup sûr, contresigné cette déclaration du philosophe allemand : « Quant à ma maladie, je lui dois indubitablement plus qu’à ma santé. Je lui dois la santé supérieure qui fortifie l’homme au moyen de tout ce qui ne le tue pas. Je lui dois toute ma philosophie. La grande souffrance seule est le suprême libérateur de l’esprit. »
Mais Dostoïevsky n’eût pas à contresigner ce qu’il avait déjà signé par toute son œuvre, bien avant Nietzsche, et qu’il signe, avec une précision dernière, dans les pages que nous publions aujourd’hui. N’est-ce pas Nietzsche qui confesse : « Dostoïevsky... le seul qui m’ait appris quelque chose en psychologie » ?... Ne reprend-il pas la pensée de Dostoïevsky exprimée, entre autres, dans Le Songe d’un homme ridicule : « On n’aime que dans la douleur et par la douleur », et « il n’y a de génie que dans la souffrance » ? Et ce « récit fantastique » tout entier, sans pareil dans la littérature universelle, n’est-il pas le produit des « secondes d’extase » dispensées par le « mal sacré » ?
On nous excusera d’avoir tenu à rappelé avec quelque développement, à l’occasion de l’exhumation de ces pages, les raisons de l’autorité exceptionnelle que reçoit la voix de Dostoïevsky à l’heure de la crise inouïe qui convulse la Russie et qui enfièvre le reste du monde.
E. HALPÉRINE-KAMINSKY
La présente traduction de la Confession de Stavroguine a été primitivement faite d’après le texte russe copié de la main de Mme Dostoïevsky et publié dans le numéro 18 de la revue pétersbourgeoise le Passé, numéro paru un mois avant la publication du texte du Centroarchive, La confrontation des deux textes nous ayant révélé quelques variantes entre eux, dont deux assez importantes, nous avons cru utile, tout en nous tenant au texte inséré dans le Passé, de noter en renvoi les changements significatifs que présente le texte en épreuves édité par le Centroarchive.
Ces divergences entre les deux textes proviennent des nombreuses corrections dont Dostoïevsky a surchargé les épreuves, comme on pourra s’en assurer par le fac-similé de l’une des pages des épreuves reproduites à la fin du volume. Quant à la raison de notre préférence du texte du Passé, elle est dictée par l’utilisation plus judicieuse qui y est faite, au point de vue de la psychologie du héros, des pages décrivant la scène de la « confiscation » par Stavroguine d’un feuillet de sa confession. En revanche, nous introduisons dans notre texte français la scène expressive de « l’unique vol » commis par Stavroguine et contenue dans le texte du Centroarchive.
E. H.-K.
Nicolas Vsévolodovitch Stavroguine ne dormit pas de toute cette nuit et resta assis sur le divan, en fixant le plus souvent son regard vague sur un point, vers le coin voisinant la commode.
La lampe resta allumée toute la nuit. Vers sept heures du matin, il s’endormit dans la même position, et lorsque Alexey Yegorovitch[12] entra dans la chambre à 9 heures et demie précises, suivant l’habitude, et apporta une tasse de café, sa venue réveilla le dormeur qui, ouvrant les yeux, parut désagréablement surpris d’avoir si tard dormi. Il prit rapidement son café, se dépêcha de faire sa toilette, puis quitta précipitamment la maison.
À la question timidement posée par Alexey Yégorovitch : « N’auriez-vous pas d’ordres à donner ? » il n’avait pas répondu.
Stavroguine avançait les yeux baissés, tout absorbé par ses pensées, ne levant la tête que par moment et pour manifester une vague mais intense inquiétude.
À un carrefour peu distant de sa maison, une foule de moujiks, une cinquantaine ou davantage, lui barra le chemin ; ils marchaient en rangs silencieux et en bon ordre. Près de la boutique où Stavroguine dut s’arrêter un instant, quelqu’un dit que c’étaient « les ouvriers de Schpigouline »[13]. Il y fit à peine attention.
Enfin, vers dix heures et demie, il arriva devant la porte de notre couvent de la Mère-Dieu de Spasso-Efimievsky, situé à l’extrémité de la ville, près de la rivière. Alors seulement, il sembla se rappeler quelque chose, s’arrêta, tâta d’un geste fiévreux un objet dans sa poche intérieure et sourit. En franchissant l’enclos, il demanda au premier novice rencontré le chemin qui conduisait chez l’évêque Tikhon, vivant en retraite dans le monastère. Après force saluts, le novice marcha devant.
Au bout de la longue façade du bâtiment du couvent, se tenait auprès d’un perron un moine corpulent et aux cheveux gris qui, écartant vivement le novice, s’empara du visiteur et, tout en continuant à saluer, le conduisit à travers un long corridor étroit. Gêné dans ses courbettes par son embonpoint, le moine inclinait d’un geste court la tête seule, et invitait Stavroguine à le suivre, bien que celui-ci ne le quittât pas d’une semelle.
Le moine multipliait ses questions et parlait du père archimandrite[14] ; n’obtenant aucun écho à ses paroles, le moine devenait de plus en plus respectueux.
Stavroguine s’aperçut qu’il n’était pas un inconnu dans le monastère, bien qu’il ne se souvenait pas d’y être revenu depuis son enfance. Arrivé à la porte qui se trouvait au fond du corridor, le moine l’ouvrit d’un geste impérieux, demanda au portier si on pouvait entrer et, sans attendre la réponse, poussa le battant, puis, le dos courbé, laissa passer le « cher » visiteur. Dès qu’il empocha la gratification, il s’éclipsa.
Stavroguine entra dans une pièce étroite, où apparut au même instant, en s’arrêtant à la porte de la chambre attenante, un homme de haute taille, sec, d’une cinquantaine d’années, vêtu d’une soutane d’intérieur ; il avait l’aspect légèrement souffrant, son visage effleurait un vague sourire et son regard avait une expression d’étrange timidité. C’était ce Tikhon dont Nicolas Vsévolodovitch avait entendu parler pour la première fois de Schatov[15] et sur le compte de qui il avait, depuis, eu le temps de recueillir quelques renseignements. Ces renseignements étaient divers et contradictoires, mais avaient cela de commun que ceux qui aimaient et n’aimaient pas Tikhon (il y en avait) ne tenaient pas à s’étendre sur son compte : ceux qui ne l’aimaient pas s’abstenaient, par dédain sans doute ; ceux qui l’aimaient, et il avait de chauds partisans, par une sorte de réserve, comme s’ils voulaient dissimuler quelque chose le concernant, une faiblesse, peut-être quelque étrange manie.
Stavroguine apprit que Tikhon s’était retiré au couvent depuis six ans déjà et qu’il recevait aussi bien des gens du peuple que de hautes personnalités ; il avait des admirateurs ardents, des admiratrices surtout, jusque dans le lointain Pétersbourg.
En revanche, il avait entendu dire à un vieux membre de son club, vieillard du meilleur monde et fort pieux, que « ce Tikhon était presque fou, tout au moins un être nul[16] et, sans doute aucun, un ivrogne ». J’ajouterai, en devançant les événements, que cette dernière allégation était simplement absurde. En réalité, l’évêque avait des rhumatismes et parfois des crampes nerveuses dans les jambes. Stavroguine avait appris encore que l’évêque en retraite n’avait pas su, soit par faiblesse de caractère, soit par une distraction incompatible avec sa dignité, inspirer aux habitants du couvent le respect qui lui était dû. On assurait que le père archimandrite, austère et rigoureux dans l’accomplissement de ses fonctions de supérieur du couvent, connu, au surplus, par sa science, nourrissait même envers le père Tikhon une sorte d’hostilité, lui faisait grief (indirectement, sans doute) de sa vie déréglée et l’accusait presque d’hérésie. Quant à la confrérie du couvent, elle traitait le saint homme malade avec une certaine familiarité.
Les deux pièces dont se composait le logement de Tikhon étaient assez étrangement meublées. Parmi de vieux meubles au cuir usé, on apercevait trois ou quatre objets élégants : un riche fauteuil de repos, un grand bureau finement ouvragé, une très jolie bibliothèque, des guéridons, des étagères que l’évêque avait reçus en offrande. À côté d’un riche tapis de Boukhara, étaient posées des nattes de tille tressée. Parmi des gravures aux sujets mondains ou mythologiques, se dressait dans le coin une grande vitrine à images saintes, étincelantes d’or et d’argent, dont une antique icône contenant des reliques. D’après les on-dit, la bibliothèque n’était pas moins d’une composition disparate : à côté des œuvres des grands saints et des martyrs chrétiens, étaient rangés « des livres de théâtre et des romans, peut-être pis encore ».
Après les premières civilités échangées avec gêne et hâte sans raison plausible, Tikhon conduisit son hôte dans le cabinet de travail, le fit asseoir sur le divan, devant une table, et prit lui-même place dans un fauteuil en osier. Nicolas Vsévolodovitch, tout émotionné, continuait à se montrer fort distrait. Il donnait l’impression d’un homme résolu à accomplir un acte extraordinaire, inéluctable, et qui en même temps lui semblait inexécutable. Il examina pendant un long moment le cabinet de travail, visiblement sans rien apercevoir ; il songeait et certainement[17] sans savoir à quoi. Il fut réveillé par le silence et il lui parut soudain que Tikhon baissait les yeux pudiquement et esquissait même un sourire déplacé.
Il éprouva aussitôt du dégoût et se révolta. Il voulut se lever, partir, d’autant plus qu’il crut Tikhon pris de boisson. Mais, soudain, l’autre leva les yeux et le fixa d’un regard si ferme, si chargé de pensées, d’une expression si inattendue et énigmatique, qu’il en fut saisi. Il lui sembla que Tikhon avait déjà deviné dans quel but il était venu (bien que nul au monde ne pouvait le savoir), et s’il n’en parlait pas le premier, c’était parce qu’il le ménageait, craignait de l’humilier.
— Vous me connaissez ? demanda brusquement Stavroguine, Me suis-je présenté à vous en rentrant ? Je suis fort distrait...
— Vous ne vous êtes pas présenté, mais j’avais eu le plaisir de vous rencontrer une fois, il y a quatre ans environ, ici, au monastère... par hasard.
Tikhon parlait lentement, d’une voix égale et douce, en prononçant distinctement les mots.
— J’étais venu il y a quatre ans dans ce monastère ? demanda d’un ton désobligeant Nicolas Vsévolodovitch ; j’étais venu ici tout petit, quand vous n’y étiez pas du tout...
— Peut-être avez-vous oublié, fit Tikhon sans trop appuyer.
— Non, je ne l’ai pas oublié, et ce serait vraiment ridicule si je ne m’en souvenais pas, insista outre mesure Stavroguine. Peut-être avez-vous simplement entendu parler de moi, vous vous en êtes fait une certaine idée et il vous a semblé que vous m’aviez vu.
Tikhon ne répondit pas. À ce moment, Stavroguine s’aperçut que des tics contractaient par moment son visage, témoignant d’un ancien affaiblissement nerveux.
— Je m’aperçois que vous êtes un peu souffrant aujourd’hui, il vaudrait mieux que je m’en aille.
Il se leva même de sa place.
— En effet, je sens depuis hier de fortes douleurs dans les jambes et j’ai mal dormi cette nuit...
Tikhon n’acheva pas. Son hôte retomba soudain dans sa vague songerie de tout à l’heure. Le silence dura ainsi assez longtemps, deux bonnes minutes.
— Vous m’examinez ? demanda soudain Stavroguine soupçonneux.
— Je vous regardais et me remémorais les traits du visage de votre mère. Avec une dissemblance extérieure, il y a entre vous une grande ressemblance intérieure, spirituelle.
— Aucune ressemblance, surtout spirituelle ! Aucune, absolument ! s’écria le visiteur avec inquiétude et insistance, sans savoir pourquoi. Vous le dites... par pitié pour mon état... Des sornettes, ajouta-t-il avec brusquerie. Au fait, est-ce que ma mère vient vous voir ?
— Oui.
— Je ne le savais pas ; elle ne m’en a jamais parlé... Souvent ?
— Chaque mois presque, plus souvent parfois.
— Jamais je n’en ai entendu parler, jamais... Et vous, vous l’avez sans doute entendu parler de moi comme d’un fou ?
— Non, pas comme d’un fou, à vrai dire. Mais d’autres personnes m’ont fait allusion à cela.
— Vous avez donc une excellente mémoire si vous pouvez vous rappeler de pareilles vétilles... Et du soufflet que j’ai reçu avez-vous entendu parler ?
— Oui, quelque chose.
— C’est-à-dire, tout. Vous avez beaucoup de temps du reste. Et du duel ?
— Du duel aussi.
— Vous apprenez ici bien des choses. Voilà où les journaux sont superflus ! Et Schatov, vous a-t-il entretenu de moi ?
— Non. Mais je connais parfaitement M. Schatov, bien que je ne l’ai pas vu depuis longtemps.
— Hum... Qu’est-ce donc cette carte, là-bas ? Tiens, la carte de la dernière guerre. Quel besoin en avez-vous, vous ?
— Je consulte la carte pour éclairer le texte... Très intéressante description.
— Montrez... Oui, c’est assez bien décrit. Étrange lecture tout de même pour vous.
Il attira le livre et y jeta un regard. C’était une narration volumineuse fort bien faite des événements de la dernière guerre, au point de vue littéraire plutôt que militaire.
Après avoir rapidement feuilleté le livre, il le repoussa d’un geste impatient.
— Je ne sais décidément pas pourquoi je suis venu ici ! prononça-t-il avec dégoût en regardant droit dans les yeux de Tikhon, comme s’il en attendait la réponse.
— Vous semblez souffrant aussi.
— Oui, un peu.
Et il se mit aussitôt à raconter en courtes phrases brusquées qu’il était en proie, la nuit surtout, à des sortes d’hallucinations, qu’il voyait ou sentait parfois auprès de lui un être méchant, railleur et « raisonnant », qui est « en plusieurs personnes et en divers caractères, tout en étant une seule et même personne et qui m’enrage toujours... ».
Ces confidences saugrenues semblaient réellement venir d’un fou. Cependant, Nicolas Vsévolodovitch parlait avec une telle singulière franchise, avec une naïveté si contraire à sa nature qu’on eût dit qu’il était devenu un tout autre homme. Il n’eut aucune honte de manifester la crainte du spectre qui lui apparaissait. Mais cela ne dura qu’un instant et disparut aussi soudainement que cela était venu.
— Des bêtises, s’écria-t-il avec dépit comme s’il reprenait ses sens. J’irai voir le médecin.
— Allez le voir sans faute, fit Tikhon.
— Vous parlez avec une telle assurance... Avez-vous déjà rencontré des hommes comme moi, ayant eu de pareilles visions ?
— J’en ai rencontré, mais fort rarement. Je ne me souviens que d’un seul cas semblable au vôtre. Il s’agissait d’un officier qui venait de perdre son épouse, irremplaçable compagne de sa vie. De l’autre malade, j’ai seulement entendu parler. Tous les deux se sont soignés et ont été guéris à l’étranger... Mais vous, en êtes-vous depuis longtemps tourmenté ?
— Depuis une année environ... Mais c’est sans importance. J’irai voir le docteur... En somme, des bêtises... d’énormes bêtises... C’est moi-même qui suis sous divers aspects, voilà tout. Puisque je viens d’ajouter cette... phrase, vous allez certainement croire que je suis toujours dans le doute et ne suis pas certain que moi c’est moi et non pas réellement un diable.
Tikhon le considéra d’un air interrogateur.
— Alors... vous le voyez vraiment ? demanda-t-il. Je veux dire, en écartant le moindre doute que votre hallucination soit maladive, vous voyez réellement quelque image ?
— C’est assez étrange de vous voir insister quand je vous ai dit que je la vois.
Stavroguine s’irrita à nouveau et son humeur croissait à chaque mot. Il reprit :
— Mais naturellement je le vois, comme je vous vois, vous... Parfois je le vois sans être certain de le voir, bien que je sache que c’est la réalité... c’est moi ou c’est lui... Bref, des bêtises. Mais pourquoi ne supposeriez-vous pas que ce soit un diable en chair et en os ? Ce serait plus conforme à votre profession, ajouta-t-il, en passant brusquement au ton railleur.
— Il me semble plutôt que c’est maladif... Toutefois...
— Quoi, toutefois ?
— Les démons existent certainement, mais on peut le comprendre de diverses façons.
— Vous venez encore de baisser les yeux, parce que vous aviez honte pour moi de ce que je crois au diable et que, sous prétexte de ne pas y croire, je vous pose l’insidieuse question : existe-t-il ou n’existe-t-il pas ? fit Stavroguine irrité et railleur.
Tikhon esquissa un vague sourire. L’autre reprit :
— Et puis, il ne vous sied nullement de baisser les yeux : c’est maniéré, ridicule et peu naturel... Pour compenser ma façon grossière de vous parler, je vous dirai très sérieusement et avec impudence : « Je crois au diable, je crois canoniquement au diable incarné, et non pas en allégorie, et je n’ai aucun besoin d’interroger quiconque à ce sujet, voilà tout. Vous devez en ressentir une grande joie, n’est-ce pas ?...
Il eut un rire nerveux. Tikhon le regarda curieusement de ses yeux doux et timides.
— Croyez-vous en Dieu ? demanda brusquement Stavroguine.
— Je crois.
— Il est dit, n’est-ce pas, que lorsque l’on croit et que l’on ordonne à la montagne de marcher, elle marchera... Encore des bêtises !... Mais tout de même, je suis curieux de savoir : pourriez-vous déplacer la montagne ou non ?
— Si Dieu l’ordonnait, je la déplacerais, fit Tikhon d’un ton réservé et abaissant lentement les yeux.
— Il ne s’agit pas de la déplacer avec l’aide de Dieu. Non, vous, vous-même, en guise de récompense de votre foi en Dieu ?
— Peut-être bien que je la déplacerais.
— Peut-être ? Ce n’est pas mal... Mais pourquoi doutez-vous ?
— Je n’ai pas la foi absolue.
— Comment, pas absolue ?
— Oui... peut-être n’est-elle pas parfaite[18].
— Vous croyez du moins qu’avec l’aide de Dieu vous la déplaceriez. C’est bien assez [19]. C’est tout de même davantage que le « très peu » d’un autre saint homme, archevêque aussi, qui l’a prononcé, sous la menace du sabre, il est vrai... Vous êtes chrétien, certainement ?
— De ta croix, ô Seigneur, que je n’aie pas honte ! murmura Tikhon dans un souffle passionné et en inclinant sa tête plus bas. Les commissures de ses lèvres frissonnèrent nerveusement.
— Et peut-on croire au diable sans avoir une foi absolue en Dieu ? demanda Stavroguine avec un ricanement.
— Oh, certes, on le peut ; cela arrive bien souvent, répondit Tikhon en levant les yeux et en souriant.
— Et je suis certain que vous trouverez une pareille croyance quand même plus honnête que l’incroyance totale... Oh, le pope ! fit Stavroguine en s’esclaffant.
Tikhon lui répondit derechef par un sourire et ajouta avec enjouement :
— Au contraire, l’athéisme absolu est plus honnête que l’indifférence mondaine.
— Mâtin ! Voilà comme vous êtes !
— Un athéisme complet occupe l’avant-dernier échelon du point culminant de la foi parfaite. (Le franchira-t-il ou non ? c’est une autre question.) Tandis que l’indifférent n’a aucune foi, sinon la mauvaise crainte, et encore s’il est un homme sensible.
— Mais... Avez-vous lu l’Apocalypse ?
— Je l’ai lu.
— Souvenez-vous... : « Écris à l’Ange de 1’église de Laodicée ? »
— Je m’en souviens, ce sont de belles paroles.
— De belles ? singulière expression pour un évêque ; en général, vous êtes un original... Où est ce livre ? demanda avec une étrange précipitation Stavroguine en cherchant des yeux sur la table. Je voudrais vous lire l’endroit. Vous avez une traduction russe ?
— Je connais le passage, je m’en souviens très bien, fit Tikhon.
— Vous le savez par cœur ?... Dites.
Stavroguine baissa les yeux, appuya les deux paumes de ses mains contre ses genoux en manifestant de l’impatience, Tikhon récita sans omettre un seul mot :
« Et écris à l’Ange de l’église de Laodicée : Ceci annonce Amen, le témoin fidèle et véritable, le principe de la création de Dieu... Je sais quelles sont tes œuvres ; tu n’es ni froid ni chaud. Oh ! si tu étais froid ou chaud ! Mais parce que tu es tiède, que tu n’es ni chaud ni froid, je te vomirai de ma bouche. Car tu dis : Je suis riche, je suis comblé de biens et rien ne me manque ; et tu ne sais pas que tu es lamentable, et pauvre, et misérable, et aveugle, et nu... »
— Assez ! interrompit Stavroguine. C’est dit pour ceux qui sont du juste milieu, pour les indifférents, n’est-ce pas ?... Savez-vous, je vous aime beaucoup.
— Et moi, vous, répliqua Tikhon à mi-voix.
Stavroguine se tut et s’absorba de nouveau dans ses pensées. Cela lui arriva pour la troisième fois, comme pris par des crises. De même, à Tikhon, il avait dit : « Je vous aime », dans une crise, du moins d’une façon inattendue pour lui-même.
Une bonne minute s’écoula.
— Ne te fâche pas, murmura Tikhon en touchant timidement du doigt le coude de Stavroguine.
L’autre tressaillit et fronça les sourcils avec irritation.
— Comment avez-vous deviné que j’étais fâché ? demanda-t-il brusquement.
Tikhon voulut répondre, mais l’autre poursuivit avec une inquiétude irraisonnée :
— Pourquoi avez-vous supposé que je devais absolument m’irriter ? Oui, j’étais furieux, vous avez raison, et précisément parce que j’ai dit : « Je vous aime. » Vous avez raison, mais vous êtes un cynique. Vous avez une opinion trop basse de la nature humaine. J’aurais pu ne pas avoir de colère si j’étais un autre homme... Du reste, il ne s’agit pas de l’homme, mais de moi. Et vous êtes quand même un original, un malade.
Il s’irritait de plus en plus, et, fait étrange, ne se gênait plus dans l’emploi de ses termes.
— Écoutez, je n’aime pas les espions et les psychologues, du moins ceux qui cherchent à s’insinuer dans mon âme. Je ne convie personne à y pénétrer, je n’ai besoin de personne, je sais me conduire tout seul. Vous pensez peut-être que je vous crains ? demanda-t-il en élevant la voix et en redressant la tête d’un air de défi. Vous êtes parfaitement certain que je suis venu vous révéler un terrible secret et vous l’attendez avec toute la curiosité de moine dont vous êtes capable. Sachez donc que je ne vous révélerai rien, aucun secret, parce que je n’ai nullement besoin de vous.
Tikhon le considéra d’un regard ferme et dit :
— Vous vous êtes étonné du fait que l’Agneau préfère les froids aux tièdes, et vous ne voulez pas être seulement tiède. Je pressens que vous avez quelque intention extraordinaire, terrible peut-être. S’il en est ainsi, je vous en conjure, ne vous torturez pas et dites tout ce que vous étiez venu dire.
— Et vous étiez sûr que j’étais venu vous révéler quelque chose ?
— Je... Je l’avais deviné à votre visage, murmura Tikhon en baissant les yeux.
Stavroguine pâlit légèrement, ses mains frissonnèrent. Durant quelques secondes, il fixa de son regard Tikhon en silence, comme s’il prenait une décision. Il retira enfin de la poche intérieure de sa redingote des feuillets imprimés et les posa sur la table.
— Voici des feuillets qui sont destinés à être répandus, dit-il d’une voix entrecoupée. Si ces feuillets sont lus par un seul homme, je n’aurais plus à les tenir secrets et tout le monde pourrait les lire. C’est décidé ainsi. Je n’ai nullement besoin de vous, car j’ai tout décidé... Mais lisez... Ne me dites rien pendant la lecture ; quand vous les aurez finis, vous me direz tout...
— Faut-il lire vraiment ? demanda Tikhon hésitant.
— Lisez. Je me suis décidé depuis longtemps.
— Je ne pourrai pas lire sans mes lunettes, les caractères sont trop petits. Cela a dû être imprimé à l’étranger...
— Voici vos lunettes, fit Stavroguine en lui tendant les lunettes qu’il avait trouvées sur la table, et il se rejeta pour s’appuyer sur le dossier du divan.
Tikhon se plongea dans la lecture.
L’impression des feuillets dénotait en effet une origine étrangère ; il y en avait cinq feuillets de papier à lettre sous forme de brochure. Celle-ci a dû être confectionnée en secret, dans une imprimerie russe, à l’étranger, car les feuillets ressemblaient à une proclamation.
Le titre portait : « De la part de Stavroguine. »
Je reproduis textuellement ce document dans ma narration. Je me suis permis cependant de corriger les fautes d’orthographe, assez nombreuses à ma surprise, car l’auteur était tout de même un homme cultivé et même nourri de lectures. Mais je n’ai rien touché au style, malgré ses incorrections, voire ses obscurités. Il est évident, en tout cas, que l’auteur n’est pas un écrivain[20].
Je me permettrai encore une remarque, bien que je devance le récit. Ce document est le produit, à mon sens, d’un auteur en état de crise, son œuvre est celle du diable qui le possédait. Le sentiment qui a poussé à écrire ce document est exactement celui qu’éprouve un malade souffrant d’un mal aigu et s’agitant dans son lit pour trouver une position qui lui apporterait un allégement, tout au moins momentané, ou sinon un allégement, un changement de douleur. Dès lors, il ne songe certes pas à la beauté ou à l’efficacité de la position prise.
La pensée dominante de ce document est dans le besoin effrayant de châtiment, de crucification, de supplice public.
D’autre part, tout le document est en même temps l’œuvre d’un révolté, d’un désespéré, bien qu’il semble que cela avait été écrit dans un autre but. L’auteur déclare qu’il « n’a pu ne pas l’écrire », qu’il y avait été « contraint », et cela paraît plausible.
Il aurait bien voulu écarter de lui ce calice, mais il y était tenu, réellement tenu, et il avait saisi l’occasion d’une nouvelle frénésie, d’une révolte. Oui, le malade s’agite dans son lit et essaye de remplacer une souffrance par une autre souffrance ; de là sa lutte contre la société, lutte qui lui assurera une position plus supportable et il lance le défi à la société. Le fait même de la rédaction d’un pareil document est un défi inattendu et impardonnable à la société. On y décèle la soif de provoquer n’importe quel adversaire.
Il est permis de supposer aussi que ces feuillets, destinés à la publicité, ne sont après tout qu’un nouveau coup de dent à l’oreille du gouverneur[21], mais manifesté sous une autre forme. Pourquoi cet incident m’est-il venu à l’esprit, alors que bien des faits sont déjà éclaircis, je ne saurais le dire. Je n’affirme cependant pas que le document soit faux, autrement dit inventé de toute pièce. Sans doute, faut-il chercher la vérité entre les deux extrêmes...
Au reste, j’ai trop devancé les événements et le plus sûr est de revenir au document même. Voici ce que lut Tikhon :
« De la part de Stavroguine.
« Moi, Nicolas Stavroguine, officier en retraite, j’ai vécu à Saint-Pétersbourg en 186..., en me livrant à la débauche à laquelle je n’ai trouvé aucun plaisir. Pendant un certain temps, j’y possédais trois logements.
« J’avais ma résidence régulière dans une maison meublée où habitait alors aussi Maria Lebiadkina, devenue par la suite ma femme légitime.
« J’avais loué les autres logements pour mes intrigues : dans l’un d’eux, je recevais une dame qui m’aimait ; dans l’autre, sa femme de chambre. Pendant un certain temps, j’étais hanté par l’envie de faire rencontrer chez moi la dame et la fille. Connaissant leurs caractères, j’attendais de cette sotte plaisanterie quelque amusement.
« Pour préparer cette rencontre, je venais plus souvent dans mon logement, situé dans une grande maison de la rue Gorokhovaïa, que fréquentait la femme de chambre. J’y occupais une chambre, au quatrième étage, chez de petits bourgeois de Pétersbourg. Mes logeurs occupaient une pièce voisine, si étroite qu’ils devaient laisser la porte ouverte entre la mienne et la leur. Le mari, à longue barbe et à longue lévite, était employé dans un bureau et, partant le matin, ne rentrait qu’à la nuit. La femme, âgée d’une quarantaine d’années, coupait des vieux habits pour les retaper à neuf et s’absentait souvent pour aller livrer son travail. Je demeurais seul avec leur fillette, tout enfant d’aspect. On la nommait Matriocha. Sa mère l’aimait, mais la battait souvent et criait sur elle pour un rien, suivant l’habitude de ces femmes. La fillette me servait et faisait mon ménage.
« Je déclare avoir oublié le numéro de la maison. À l’heure actuelle, après m’être renseigné, je sais seulement que cette vieille bâtisse a été démolie et qu’à son emplacement, ainsi qu’à celui de deux autres vieilles maisons, s’élève une très grande maison neuve. J’ai oublié de même le nom de ces petits bourgeois ; peut-être ne l’ai-je jamais su. Je me souviens, toutefois, que la femme s’appelait Stepanida ; je ne me souviens pas du nom du mari ni de ce que tous les deux sont devenus. Je suppose qu’en cherchant et en se renseignant auprès de la police de la capitale, on pourrait retrouver leurs traces.
« Le logement donnait sur la cour.
« Les faits que je vais conter se passèrent au mois de juin. Un jour, disparut de ma table un canif dont je ne me servais jamais ; il y traînait comme cela. Je parlai de cette disparition à la logeuse sans penser qu’elle va fustiger sa fille. Elle venait de crier déjà à cause de la disparition d’un chiffon qu’elle accusait l’enfant d’avoir chipé pour sa poupée. Quand ce chiffon fut plus tard retrouvé sous la nappe, la petite ne proféra pas un mot de reproche pour sa punition injuste et ne fit que regarder en silence. Je remarquai qu’elle le faisait exprès, et c’est alors que, pour la première fois, j’examinai son visage ; jusqu’alors elle n’avait pas attiré mon attention. Elle était blondasse, le visage couvert de taches de rousseur, un visage ordinaire, mais d’une expression toute enfantine et extraordinairement doux.
« La mère était mécontente de voir sa fille ne pas lui reprocher l’injuste punition, et voici que l’incident du canif excita sa mauvaise humeur. La femme était exaspérée d’avoir puni sans raison son enfant. Elle arracha quelques brins de son balai et fustigea la fillette jusqu’à marquer sa peau de traces sanguinolentes, et cela en ma présence, bien que la fillette était déjà dans sa douzième année. Matriocha ne cria pas sous les verges, sans doute parce que j’assistais à la correction, mais elle hoqueta étrangement à chaque coup et continua à hoqueter pendant une heure après.
« Cependant, il s’était d’abord passé ceci : au moment même où la logeuse se précipitait sur le balai pour en tirer des verges, je retrouvai le canif sur mon lit où il était sans doute tombé de la table. La pensée me vint aussitôt de n’en rien dire afin que la fillette soit fustigée. Je m’y décidai subitement ; dans de pareils instants, la respiration me manque... Mais je suis résolu de tout conter avec netteté, afin qu’il n’en reste rien de caché.
« Toute situation extrêmement honteuse, infiniment humiliante et vile, mais surtout ridicule dans laquelle il m’était arrivé de me trouver, excitait en moi une grande colère et une jouissance indicible en même temps. Il en était de même aux instants de mes crimes et des dangers. Si j’avais quelque chose volé, j’aurais ressenti au moment du vol de l’ivresse devant la profondeur de mon infamie. Ce que j’y prisais, ce n’est point l’acte infamant, mais le plaisir extrême que me donnait la conscience cuisante de ma bassesse. Il en était ainsi toutes les fois quand, me trouvant sur le terrain d’une rencontre, j’attendais le coup de mon adversaire : j’éprouvais la même sensation. J’avoue l’avoir souvent expressément recherchée parce qu’elle agit le plus fortement sur moi. Quand je recevais une gifle (et j’en ai reçue à deux reprises dans mon existence), j’éprouvais encore cette sensation, malgré toute mon indignation. Mais lorsqu’on parvient à retenir sa colère, la jouissance dépasse toutes les délices imaginables.
« Je n’en ai jamais parlé à personne, je me suis même gardé de la moindre allusion à cette honte, et je l’ai cachée comme une abjection. Quand on m’a frappé et traîné par les cheveux dans un cabaret de Pétersbourg, je n’ai pas éprouvé ce sentiment de honte, mais seulement une grande colère, bien que je ne fusse pas ivre. Si, par contre, ce vicomte français qui, à l’étranger, m’avait giflé et à qui j’ai fracassé, en duel, la mâchoire inférieure, m’avait saisi par les cheveux et rabaissé ma tête, j’aurais sans doute éprouvé une jouissance enivrante et non de la colère.
« Tout ceci est dit pour faire savoir à tous que jamais cette sensation ne me possédait entièrement et que je gardais toujours ma pleine conscience. Si j’avais voulu, j’aurais pu maîtriser cette sensation, même à son point culminant, mais je n’en ai jamais eu l’envie. Je suis convaincu que j’aurais été capable de vivre toute ma vie en chaste moine, malgré la volupté bestiale dont je suis doué et que j’ai toujours excitée en moi. Je tiens donc à déclarer que je n’ai nulle intention de justifier mes crimes, ni par l’influence du milieu, ni par une irresponsabilité de malade.
« Lorsque la correction de la fillette fut terminée, je mis le canif dans la poche de mon gilet, sortis sans rien dire de la maison et allai le jeter loin dans la rue, afin que personne ne sût que je l’avais retrouvé.
« Je sentis aussitôt que je venais de commettre une vilenie, et j’éprouvai cependant un certain plaisir, parce qu’un sentiment indéfinissable me brûla comme d’un fer rouge, et le fait m’intéressa.
J’ai attendu ensuite deux jours. Après avoir pleuré, la fillette est devenue plus silencieuse encore. Je suis convaincu qu’elle n’avait aucun ressentiment contre moi, mais éprouvait de la honte d’avoir été punie de cette façon en ma présence. Cependant, en enfant soumise, elle s’en voulait de cette honte, à elle seule. Je le note parce que cela importe pour la suite du récit.
« J’ai passé ces deux ou trois jours dans ma résidence principale. Une quantité de gens logeait dans cette maison meublée : fonctionnaires sans place ou occupant de petits emplois, médecins sans clientèle, toutes sortes de Polonais qui s’empressaient autour de moi. Je vivais dans cette Sodome en solitaire, c’est-à-dire isolé en mon esprit, mais entouré toute la journée d’une bande de « camarades » très dévoués et m’adorant presque par amour de ma bourse. Je crois bien que nous avons commis maintes canailleries, au point que les autres locataires nous craignaient, c’est-à-dire nous montraient de la déférence, malgré nos fredaines, fort osées parfois. Encore un coup, je n’étais même pas loin d’envisager l’agrément de ma déportation en Sibérie. Je m’ennuyais à tel point que j’aurais pu me pendre ; et si je ne me suis pas pendu, c’est que j’attendais toujours quelque chose venir, comme je l’attendais durant toute ma vie.
« Je me souviens de m’être sérieusement occupé alors de théologie. Cela dura pendant un certain temps, puis l’ennui me reprit, plus fortement encore.
« Quant à mes sentiments civiques, ils se résolvaient en envie de placer de la poudre aux quatre coins de l’univers et de faire tout sauter, si toutefois la chose en valait la peine. Ce ne fut point par une méchanceté particulière, mais tout simplement par ennui. Je ne suis nullement socialiste. Je crois que ce fut une maladie. Le docteur Dobrolioubov, qui logeait dans nos chambres meublées avec sa famille, à ma plaisante question s’il existait quelque ingrédient pouvant exciter les vertus civiques, me répondit un jour : « Pour exciter les vertus civiques, il n’en existe peut-être pas ; mais on pourrait en trouver pour exciter à un crime. » Il fut très content de son calembour, bien qu’il fût excessivement pauvre et chargé d’une femme enceinte et de deux fillettes affamées. Il est vrai de dire que si les hommes n’étaient pas exagérément contents d’eux, personne ne serait capable de vivre.
« C’est encore pendant ces deux ou trois jours (que j’ai laissé passer pour donner le temps à la fillette de se calmer) que j’ai commis aussi un vol, sans doute pour me distraire de l’idée qui me hantait, ou simplement pour m’amuser. Ce fut l’unique vol de ma vie.
« Deux de nos chambres meublées étaient occupées par un fonctionnaire et sa famille ; c’était un homme d’une quarantaine d’années, pas très bête et d’aspect convenable, mais pauvre. Nous n’étions pas en relations suivies et il redoutait les acolytes qui m’entouraient.
« Il venait de toucher son traitement de vingt-cinq roubles. J’avais réellement besoin de l’argent à ce moment (bien que je dusse en recevoir trois jours après par la poste), de sorte qu’on pourrait croire que j’ai volé par nécessité et non pour faire une nique. Ce fut accompli avec effronterie et pour ainsi dire ouvertement : j’entrai dans la chambre du fonctionnaire au moment où il dînait avec sa femme et ses enfants dans l’autre pièce. Auprès de la porte d’entrée était posée sur une chaise la redingote uniforme du fonctionnaire. Cette pensée me vint soudain à l’esprit quand je passais dans le corridor. Je plongeai ma main dans la poche intérieure de la redingote et en retirai le portefeuille. Mais le fonctionnaire entendit le léger bruit que j’avais produit et passa la tête par la porte de la pièce voisine. Il me sembla même qu’il avait aperçu mon geste, mais pas entièrement, et ne put certes croire à ses propres yeux. J’expliquai que, en passant devant sa porte ouverte, j’étais entré pour voir l’heure sur sa pendule. « Elle ne marche pas », fit-il, et s’en retourna.
« J’étais alors en veine de boire et je régalais toute ma bande, y compris Lebiadkine[22]. Je jetai le portefeuille dans la rue et je gardai les billets de banque. Il y avait trois billets rouges de dix roubles et deux jaunes d’un rouble, trente-deux roubles en tout. Je changeai aussitôt l’un des rouges et envoyai chercher du Champagne, puis donnai le deuxième rouge, puis le troisième.
« Environ quatre heures après, vers le soir, le fonctionnaire, m’apercevant dans le corridor, s’approcha de moi.
« — Vous étiez entré, Nicolas Vsévolodovitch, dans ma chambre il y a quelques heures ; n’avez-vous pas fait tomber par mégarde mon uniforme de la chaise... posée près de la porte ?
« — Non, je ne m’en souviens pas. Il y avait un uniforme ?
« — Oui.
« — Par terre ?
« — D’abord sur la chaise, puis par terre.
« — Alors vous l’avez relevé ?
« — Je l’ai relevé.
« — Eh bien, que vous faut-il encore ?
« — Mais... s’il en est ainsi, c’est tout.
« Il n’osa pas achever sa pensée et ne dit même rien à personne, tellement ces gens se montrent parfois timides. Au reste, tous mes colocataires me redoutaient beaucoup et me respectaient. Je pris plaisir par la suite de le fixer dans les yeux, puis cela ne m’intéressa plus.
« Trois jours après, je retournai à la Gorokhovaïa. La mère se préparait à sortir avec un lourd paquet ; l’homme, naturellement, n’était pas à la maison et je restai seul avec Matriocha.
« Les fenêtres donnant sur la cour étaient grandes ouvertes. La maison était remplie d’artisans et, durant la journée, de tous les étages, montait le bruit des marteaux et des chansons. Une heure s’était passée. Matriocha, assise sur un petit banc, dans sa chambrette, me tournait le dos et était occupée à quelque couture. Soudain, elle se mit à chantonner à mi-voix ; cela lui arrivait parfois. Je tirai ma montre : il était deux heures. Je sentis mon cœur battre violemment. Je me levai et commençai à m’approcher d’elle...
« L’appui des fenêtres était garni de quantité de pots de géraniums et le soleil brillait avec éclat. Je m’assis auprès d’elle, sur le parquet. Elle tressaillit, s’effraya et se dressa. Je pris sa main et la baisai, la forçai de se rasseoir et me mis à la regarder dans les yeux. Le fait que je lui eusse baisé la main la fit d’abord rire comme une enfant, mais pour une seconde seulement ; car elle se releva d’un bond et, cette fois, saisie d’une telle frayeur que son visage se convulsa. Elle me regarda avec des yeux fixes, pleins d’épouvante, et ses lèvres se contractèrent dans une envie de pleurer ; elle ne cria pas cependant.
« Je baisai de nouveau sa main et la pris sur mes genoux ; alors elle se recula, puis sourit comme de honte, mais d’un sourire forcé. Tout son visage s’empourpra de honte. Je lui murmurai je ne sais plus quoi et je riai. Soudain, une chose étrange se passa, une chose qui m’a étonné extrêmement et que je n’oublierai jamais : la fillette entoura mon cou de ses bras et se mit à son tour à m’embrasser avec ardeur. Son visage exprimait une véritable extase. Je me levai tout indigné, tellement le fait m’impressionna désagréablement chez un aussi petit être, et soudain je ressentis de la pitié[23]... »
À cet endroit, le feuillet se terminait par une phrase inachevée. Alors se produisit un incident que je ne puis passer sous silence.
Il y avait en tout cinq feuillets ; l’un que tenait Tikhon et dont il venait d’achever la lecture ; les quatre feuillets étaient restés entre les mains de Stavroguine. Répondant au regard interrogateur de Tikhon, l’autre lui tendit rapidement la suite.
— Mais il y manque..., fit Tikhon en examinant les feuillets et ajouta aussitôt : Ah, oui, c’est le troisième feuillet, il me faut le deuxième.
— Oui, c’est le troisième... Quant au deuxième, il est pour l’instant retenu par la censure, répondit vivement Stavroguine avec un sourire gêné.
Il était demeuré assis dans le coin du divan et suivait fiévreusement les effets de la lecture sur le visage de Tikhon.
— Vous l’aurez plus tard, quand vous le mériterez, ajouta Stavroguine avec un geste de familiarité factice.
Il riait, mais faisait pitié à voir.
— Que ce soit le deuxième ou le troisième, c’est tout un, désormais, fit Tikhon.
— Comment tout un ? Pourquoi ? s’emporta soudain Stavroguine. Ce n’est pas du tout un. Ah, oui ! il vous convient, en moine que vous êtes, de soupçonner aussitôt la chose la plus odieuse. Un moine serait le meilleur des juges d’instruction !
Tikhon l’examina en silence.
— Tranquillisez-vous... Ce n’est pas ma faute si la fillette était stupide et avait mal compris... Il n’y eut rien... Absolument rien...
— Alors, que Dieu soit loué, dit Tikhon en se signant.
— C’est long à expliquer... Il y eut là..., simplement, un malentendu psychologique..., murmura Nicolas Vsévolodovitch.
Il rougit soudain. Un sentiment de dégoût, d’accablement, de désespoir se peignit sur son visage. Il se tut, et tous deux gardèrent le silence, sans se regarder, pendant plus d’une minute.
— Savez-vous, il vaut mieux que vous continuiez votre lecture, dit Stavroguine en essuyant de ses doigts la froide sueur qui perlait sur son front. Puis... il vaudrait mieux que vous ne me regardiez pas du tout... Il me semble que je rêve... Et... ne me faites pas perdre toute patience, ajouta-t-il dans un souffle.
Tikhon détourna vivement les yeux, saisit le troisième feuillet et, cette fois, lut jusqu’au bout, sans s’arrêter un instant. Dans les trois feuillets que l’autre lui avait tendus, il n’y avait plus de lacune, sauf le fait que le troisième feuillet commençait par un bout de phrase.
«...Ce fut pour moi un moment de véritable frayeur, bien que peu intense encore. J’étais très joyeux ce matin-là, très bon pour tout le monde et toute la bande était contente de moi. Mais je les quittai tous et me rendis à la Gorokhovaïa.
« Je la rencontrai en bas, dans le vestibule. Elle revenait de chez l’épicier où elle était allée chercher de la chicorée ; en m’apercevant, elle s’élança toute effrayée dans l’escalier. Ce n’était même pas de la frayeur, mais une terreur muette.
« Au moment où je rentrai, la mère avait eu le temps de la gifler pour être accourue « tête baissée ». Rien ne transpira donc pour l’instant. Matriocha s’était cachée quelque part et ne se montra pas de tout le temps que j’y étais resté. Une heure après je partis.
« Mais, vers le soir, je ressentis de nouveau la peur et avec bien plus de force. Ce qui me tourmentait surtout, c’était le fait d’avoir peur et d’en avoir conscience. Rien n’est plus horrible ni plus stupide. Jamais avant ni après, je n’avais ressenti une pareille peur. Cette fois, je tremblais à la lettre, et j’avais conscience de mon humilité.
« Si j’avais pu, je me serais tué ; mais je me sentais indigne de la mort. Il est vrai qu’on se tue par peur, et on reste en vie par peur. Et puis, le soir, demeuré tout seul dans ma chambre, j’ai éprouvé pour elle une telle haine que j’ai résolu de la tuer. C’est dans cette intention que j’ai couru alors à la Gorokhovaïa. Je m’imaginais en route comment je vais l’assommer et me jouer d’elle. La haine était surtout excitée par la vision de son sourire... Je la méprisais pour s’être jetée à mon cou, en s’imaginant je ne sais quoi...
« Mais, arrivé au canal de la Fontanka, je me sentis mal. D’ailleurs, une nouvelle pensée me traversa la tête, une pensée terrible par le fait même que j’en avais conscience. Étant retourné chez moi, je me couchai, frissonnant de fièvre et en proie à une telle frayeur que je cessais même de haïr la fillette. Je ne voulais plus la tuer et c’était la nouvelle pensée qui m’était venue sur la Fontanka. C’est alors que je remarquai, pour la première fois de ma vie, comment la peur, atteignant son plus haut degré, chasse la haine et même tout sentiment de vengeance.
« Je me suis réveillé vers midi, relativement bien portant, surpris même de la violence des impressions que j’avais éprouvées la veille. J’ai eu honte d’avoir voulu tuer. Je ne me sentais pas moins mal disposé et, malgré ma répugnance, j’étais contraint d’aller à la Gorokhovaïa. Je me souviens d’avoir fortement senti à ce moment l’envie de me quereller furieusement avec quelqu’un. Mais, arrivé dans mon logement de la Gorokhovaïa, j’y ai trouvé la femme de chambre, cette Nina qui me fréquentait et qui m’attendait depuis une heure.
« Je n’aimais nullement cette jeune fille ; aussi l’ai-je trouvée un peu intimidée et craignant de me déplaire par sa visite. Elle venait toujours avec cette appréhension. Mais cette fois j’ai été très heureux de la rencontrer, ce qui l’a ravie. Elle était assez avenante, mais modeste et avait ce maintien que les petits bourgeois apprécient beaucoup ; ma logeuse n’en tarissait pas d’éloges devant moi. Je les ai trouvées toutes les deux devant des tasses de café, ma logeuse étant fort satisfaite de l’agréable conversation.
« Dans un coin de l’autre chambre, j’ai aperçu Matriocha ; elle était debout, regardant en dessous sa mère et la visiteuse. Quand je suis entré, elle ne s’est pas cachée comme l’autre fois ; cela m’a frappé et s’est gravé dans mon esprit. Il m’a semblé seulement qu’elle avait bien maigri et était en proie à une fièvre. Je me suis montré très cordial avec Nina, de sorte qu’elle s’en est allée toute heureuse. Nous sommes sortis ensemble.
« Durant deux jours, je n’étais pas retourné à la Gorokhovaïa. J’en avais assez de tout et je m’ennuyais horriblement. C’était au point que je décidai à en finir une bonne fois et à quitter Pétersbourg. Mais quand je me rendis à la Gorokhovaïa, pour donner congé de la chambre, je trouvai la logeuse fort chagrinée : Matriocha était malade depuis deux jours et délirait la nuit. Naturellement, je demandai aussitôt ce qu’elle disait dans son délire. Nous parlions à voix basse dans ma chambre. La mère me murmura que l’enfant disait des choses « terribles ». « J’ai tué Dieu », qu’elle dit. Je lui offris de faire venir le médecin à mes frais, mais elle refusa en ajoutant : « Avec l’aide de Dieu, cela passera ; elle ne reste pas tout le temps couchée ; tout à l’heure, elle est allée chez l’épicier. »
« J’ai résolu de revenir pour trouver Matriocha seule, car la logeuse m’avait dit qu’elle avait à faire une course vers cinq heures du soir. À vrai dire, je ne me rendais nullement compte pourquoi je voulais faire cette visite.
« Je dînai dans un traktir. À 4 heures un quart précises, je revins à la Gorokhovaïa. J’entrais toujours en ouvrant avec ma clef. Seule Matriocha s’y trouvait. Elle était couchée dans le cabinet noir, derrière un paravent, sur le lit de sa mère ; je l’avais vue passer la tête, mais je fis semblant de ne pas la remarquer. Les fenêtres étaient ouvertes.
Il faisait chaud, même très chaud. Je marchai pendant quelque temps à travers ma chambre, puis m’assis sur le divan.
« Je me souviens de tout jusqu’au dernier moment. Je ne sais trop pourquoi j’éprouvai le plaisir de ne pas parler à la fillette et de la faire languir. Je demeurai ainsi toute une heure, quand, tout à coup, elle se leva vivement et sortit de derrière le paravent. J’entendis ses deux pieds heurter le parquet, puis ses pas précipités, et elle apparut sur le seuil de ma chambre. J’étais si vil que je ressentis de la joie de la voir venir la première. Oh ! comme tout cela était lâche et comme j’étais humilié ! Elle demeurait silencieuse et me regardait. Ne l’ayant pas vue depuis plusieurs jours, je m’aperçus qu’elle avait fort maigrie. Ses yeux s’étaient agrandis et me fixaient avec une vague curiosité, me sembla-t-il tout d’abord. Je continuai à demeurer assis et à l’examiner.
« Soudain, j’éprouvai de nouveau une haine contre elle. Bientôt, je me rendis compte qu’elle n’avait aucune crainte de moi ; peut-être était-elle inconsciente. Mais voici qu’elle se mit à hocher la tête, comme le font les être naïfs et sans maintien pour reprocher à quelqu’un une mauvaise action. Puis, aussi brusquement, elle leva son petit poing et me menaça de sa place. Au premier moment, ce geste m’a paru grotesque, mais, aussitôt après, je me levai et fis quelques pas tout effrayé. Son visage exprimait un tel désespoir que j’avais peine à le voir chez un pareil petit être. Elle continua d’agiter dans ma direction son petit poing et à hocher la tête avec reproche.
« Je me mis à lui parler avec douceur et à voix basse, par lâcheté certainement, mais je m’aperçus qu’elle ne comprenait pas ; je m’effrayai davantage. Elle couvrit soudain son visage de ses mains, comme l’autre fois, s’approcha de la fenêtre et me tourna le dos. Je revins dans ma chambre et m’assis également près de la fenêtre.
« Je ne puis comprendre pourquoi je ne m’étais pas éloigné et continuais à rester, sans doute dans l’attente de quelque chose. Peut-être bien qu’après avoir demeuré quelque temps, je l’aurais tuée pour en finir d’une façon ou d’une autre. Mais j’entendis de nouveau ses pas précipités, je la vis sortir par la porte, puis s’engager dans la galerie en bois d’où partait l’escalier ; je la suivis aussitôt et j’eus le temps de la voir entrer dans un cabinet noir, sorte de poulailler, situé à côté des water-closet...
« Je me souviens que mon cœur battait violemment. Un instant après, je regardai ma montre et marquai le temps d’une façon très précise. Qu’est-ce qui me poussait à cette précision, je ne saurais le dire ; le certain est que j’avais le désir de tout bien remarquer et je me souviens bien de tout.
« Le jour tombait ; une mouche bourdonna au-dessus de ma tête et se posa sur ma figure ; je l’attrapai, la tenai quelques instants entre mes doigts et la lâchai par la fenêtre. Un chariot entra avec grand bruit dans la cour. Depuis longtemps, un tailleur chantait à plein gosier par une fenêtre située dans un coin de la cour. Il était à son travail et je le voyais parfaitement. La pensée m’est venue que, puisque personne ne m’avait rencontré lorsque j’étais passé par la porte cochère et avais monté l’escalier, il fallait éviter toute rencontre quand je descendrai. J’ai donc reculé ma chaise de la fenêtre et m’assis de façon que les habitants de la maison ne puissent m’apercevoir.
« Oh ! lâcheté ! Je pris un livre, mais le rejetai aussitôt et me mis à examiner une toute petite araignée rouge posée sur une feuille de géranium ; je m’absorbai ainsi dans une rêverie. Je me souviens de tout jusqu’au plus petit détail.
« Je tirai de nouveau ma montre : vingt minutes s’étaient passées depuis le moment où elle était sortie. Mes soupçons commençaient à prendre tournure de certitude. Alors j’ai décidé d’attendre un quart d’heure encore. Je me donnai ce délai. L’idée me vînt ensuite de m’assurer si elle n’était pas revenue sans que je l’aie remarquée. Mais un silence absolu régnait et j’aurais pu entendre le bruit d’un insecte. Soudain, mon cœur se remit à battre. Je tirai ma montre : il restait encore trois minutes ; je les laissai passer quand même, bien que mon cœur battît à me faire mal. Je me levai enfin, mis mon chapeau sur la tête, boutonnai mon pardessus et regardai autour de moi pour m’assurer de n’avoir laissé aucune trace de mon passage.
« J’ai glissé la chaise vers la fenêtre pour lui faire reprendre son ancienne place. J’ai ouvert la porte de sortie, l’ai refermée à clef et me suis dirigé vers le cabinet noir. La porte était fermée, mais non à clef ; je savais, d’ailleurs, qu’elle ne se fermait pas à clef ; mais je ne tenais pas à l’ouvrir ; je me suis hissé simplement sur la pointe des pieds et ai regardé à travers la fente du haut de la porte. Je me suis souvenu à ce moment qu’en étant assis auprès de la fenêtre et en examinant la petite araignée rouge, je songeais précisément à ce geste : me lever sur la pointe des pieds et regarder par la fente d’en haut.
« En mentionnant ici ce détail, je veux prouver avec évidence combien j’étais en possession de mes facultés mentales, que je n’étais pas fou et que je suis responsable de tout. J’ai regardé longtemps par la fente, car il y faisait sombre, mais pas complètement, Bref, j’ai vu tout ce qu’il me fallait...
« Je décidai alors de m’en aller et je descendis l’escalier. Je ne rencontrai personne et personne n’aurait pu déposer contre moi.
« Trois heures après, j’étais avec toute ma bande à boire du thé dans un restaurant et à jouer aux cartes en bras de chemise. Lebiadkine récitait des vers. J’étais fort en train : je faisais des mots d’esprit et soulevais le rire général. Personne ne buvait de l’alcool, bien qu’une bouteille de rhum était posée sur la table ; seul Lebiadkine lui fit honneur. Malov observa : « Quand Nicolas Vsévolodovitch est content et n’a pas le spleen, tous les nôtres sont gais et parlent avec esprit. » Je me l’étais gravé dans l’esprit et il s’ensuit que j’étais joyeux, content et spirituel. Mais je me souviens aussi parfaitement que je sentais mon infamie et ma lâcheté, précisément en raison de la joie que j’éprouvais de me sentir libéré, et je savais que je n’aurais plus jamais de sentiments nobles, ni ici-bas, ni dans une autre vie, jamais. Autre chose encore : j’ai réalisé à ce moment le dicton juif : « Ce qui vient de soi est mauvais, mais cela ne sent pas. » Car, tout en me rendant compte que j’étais un misérable, je n’en avais pas honte et je ne me tourmentais pas.
« En buvant alors le thé et en bavardant avec les autres, je me disais pour la première fois de ma vie que je ne connais ni ne sens le mal et le bien, et que non seulement ai perdu le sentiment, mais savais que le mal et le bien n’existaient pas, que ce n’était qu’un préjugé ; je pouvais me libérer de tout préjugé ; mais, si j’atteignais cette liberté, je serais perdu. Ce fut pour la première fois que j’ai eu conscience de cette formule et au moment précis où je les amusais de mes traits d’esprit. Je m’en souviens parfaitement. Bien souvent de vieilles pensées se présentent à vous comme toutes nouvelles, parfois après cinquante ans de vie.
« Malgré tout, j’étais sur le qui-vive et m’attendais à quelque incident. Mon pressentiment se vérifia. Vers onze heures du soir, accourut la fillette du concierge de la maison de la Gorokhovaïa et m’apporta la nouvelle que Matriocha s’est pendue. Je suivis la fillette et je m’assurai que ma logeuse ne savait pas pourquoi elle avait envoyé cette fillette me prévenir. Elle hurlait, se frappait la tête comme toutes ces femmes en pareille occurrence.
« Il y avait du monde et des agents de police. J’y suis resté quelque temps, puis me suis retiré.
« On ne m’a pas inquiété du tout, sauf pour me demander quelques renseignements. J’ai dit simplement que la fillette était malade, avait le délire et que j’avais même proposé de faire venir un médecin à mes frais. On m’a posé aussi la question au sujet du canif ; j’ai dit que la logeuse avait fouetté sa fillette, mais que cela ne tirait pas à conséquence. Quant à ma présence dans le logement le soir du suicide de Matriocha, personne ne s’en est douté. L’affaire n’eut donc aucune suite.
« Je n’y suis pas retourné pendant toute une semaine et quand je m’y suis rendu, c’était pour donner congé. La logeuse continuait à pleurer, bien qu’elle était déjà occupée à ses chiffons comme de coutume.
« — C’est pour votre canif que je l’ai offensée si fort, me dit-elle sans trop appuyer sur le reproche.
« J’ai donné congé sous le prétexte que j’étais gêné de recevoir Nina dans un pareil logement. Ç’a été pour la logeuse l’occasion de dire quelques mots de bien de Nina. En me retirant, j’ai laissé cinq roubles en supplément de la somme due.
« Le danger étant écarté, j’aurais entièrement oublié l’incident de la Gorokhovaïa, comme j’oubliais tout ce qui s’était passé à cette époque, si les premiers temps je ne me rappelais avec irritation de la lâcheté que j’avais manifestée. Je déversais ma bile sur qui je pouvais. J’eus aussi l’idée de gâter la vie à quelqu’un, aussi odieusement que possible. Déjà une année auparavant, j’avais songé à me suicider ; puis, je trouvai quelque chose de mieux.
« En regardant un jour la bancale Maria Lebiadkina qui aidait au ménage des chambres meublées, j’ai décidé tout à coup de l’épouser. Elle n’était pas encore folle alors, mais simplement idiote, enthousiaste et secrètement amoureuse de moi. L’idée du mariage de Stavroguine avec un être placé à la dernière échelle sociale excitait mes nerfs. On ne pouvait pas s’imaginer quelque chose de plus insensé. Je ne sais pas comment l’expliquer. Était-ce une décision inconsciente et parce que je m’en voulais de ma lâcheté lors de l’affaire avec Matriocha ? Je ne le crois pas. Quoi qu’il en soit, je ne me suis pas marié uniquement à la suite « d’un pari après boire », comme on l’a dit. Les témoins du mariage étaient Kirilov et Pierre Verkhovensky[24], qui se trouvait alors de passage à Pétersbourg, puis Lebiadkine lui-même et Malov (décédé depuis). Ils ont donné leur parole de garder le silence sur ce mariage et nul autre n’en a su jamais rien. Ce silence m’avait toujours semblé une vilenie ; mais personne ne l’a rompu jusqu’à présent, bien que j’eusse la ferme intention de rendre le fait public ; pendant que j’y suis, je le fais aujourd’hui.
« Aussitôt la cérémonie du mariage accomplie, je suis parti chez ma mère, en province. J’y suis allé pour me distraire, car ma situation était insupportable. J’ai laissé dans notre ville l’impression d’un fou, impression qui subsiste encore et qui certainement me nuit. Puis, je me suis rendu à l’étranger où j’ai passé quatre ans.
« J’ai voyagé en Orient ; j’ai assisté, au monastère du mont Athos, à des offices qui duraient huit heures sans relâche ; j’ai été en Égypte, j’ai vécu en Suisse, et poussé même jusqu’en Islande. J’ai suivi pendant toute une année des cours en Allemagne. Pendant la dernière année, je me suis lié à Paris avec une famille de la haute noblesse russe, puis avec deux jeunes filles russes en Suisse.
« De passage à Francfort, il y a une couple d’années, j’aperçus dans une vitrine, parmi d’autres photographies exposées, celle d’une petite fille élégamment vêtue d’un costume d’enfant, très ressemblant à Matriocha. J’achetai aussitôt la photographie et, de retour à l’hôtel, je la posai sur ma cheminée. Elle resta là pendant une semaine sans que j’y aie jeté un coup d’œil une seule fois, et je l’oubliai en quittant Francfort. Je le note pour montrer à quel point j’avais su garder l’empire sur mes souvenirs et combien j’étais devenu insensible. Je les rejetais en bloc, et le tout disparaissait toutes les fois que je le voulais. En général, le passé m’ennuyait toujours et je ne pouvais en parler, contrairement à ce que fait presque tout le monde. Quant à Matriocha, je le dis, j’oubliai même sa photographie sur la cheminée.
« Il y a un an environ, en traversant l’Allemagne, j’omis par distraction de descendre à la station où je devais changer de wagon. On me fit quitter le compartiment à la station suivante. Il était deux heures de l’après-midi, la journée était claire. La gare desservait une toute petite ville allemande. Il fallait attendre le passage du train suivant jusqu’à onze heures du soir. Je n’étais pas fâché, d’ailleurs, de l’incident, car il n’y avait aucune urgence à mon voyage. On me désigna un hôtel, petit et peu confortable, mais tout entouré de verdure et de parterres de fleurs. Je dînai fort bien et, comme j’avais voyagé pendant une longue nuit, je me couchai vers quatre heures et je dormis à merveille.
« J’ai eu un rêve tout à fait inattendu, car je n’avais jamais vu quelque chose de semblable. Au musée de Dresde, figure un tableau de Claude Laurent, intitulé dans le catalogue Acis et Galathée, si je ne me trompe ; je l’appelais, moi, l’Âge d’or, sans trop savoir pourquoi. Je l’avais déjà contemplé auparavant et cette fois encore, en passant par Dresde. C’est ce tableau que j’ai vu en rêve, non pas comme toile, mais comme un paysage réel. C’est un coin enchanteur de l’Archipel grec : des flots bleus caressants, des îles, des rochers, des rives fleuries, un panorama magique dans le lointain, un coucher de soleil fascinateur ; les mots manquent pour le décrire. C’est ici qu’est le berceau de l’humanité européenne ; ici se sont déroulées les premières scènes de la mythologie, ici est le paradis terrestre, ici ont vécu de nobles hommes : ils se levaient et s’endormaient heureux et innocents, les bosquets s’emplissaient de leurs chants joyeux, leurs énergies vierges se dépensaient en amour et en joies candides... Le soleil inondait de ses rayons les îles et la mer, heureux de luire sur ses beaux enfants. Songe magique ! Belle illusion ! Rêve le plus inconcevable qui fût jamais, auquel l’humanité sacrifiait sa vie, pour lequel les prophètes mouraient sur la croix ou étaient immolés ; c’est le rêve sans lequel les peuples refusent de vivre et ne sauraient même mourir. Il m’a semblé vivre tout cela dans ce songe. Je ne saurais dire exactement ce que j’ai rêvé, mais je voyais encore le rocher, la mer et les rayons obliques du soleil couchant quand je me suis réveillé et ouvert les yeux inondés de larmes, pour la première fois de ma vie. Un sentiment de félicité jamais encore éprouvé emplissait mon cœur jusqu’à la douleur.
« La journée déclinait et, à travers les vitres de ma petite chambre, tamisée par les fleurs en pots sur l’appui de la fenêtre, pénétrait toute une gerbe de rayons obliques qui m’inondait de lumière. Je me suis hâté de refermer les yeux, ayant soif de prolonger le songe disparu ; mais soudain j’ai vu apparaître, comme au milieu d’un incendie rouge, la petite araignée écarlate. Elle m’est apparue telle que je l’avais vue sur la feuille du géranium, alors que les rayons obliques du soleil couchant pénétraient, comme aujourd’hui, par la fenêtre près de laquelle j’étais assis. J’ai senti comme un fer qui entrait dans ma chair, je me suis redressé et me suis assis sur le lit...
« Je vis devant moi Matriocha, toute maigrie, les yeux enfiévrés, exactement comme alors, quand elle demeurait debout sur le seuil de ma chambre et, hochant de la tête, leva vers moi son tout petit poing. Et jamais rien ne me fit autant souffrir ! Le désespoir lamentable d’un petit être impuissant, à l’intelligence encore rudimentaire, me menaçant (que pouvait-il me faire ?) et n’accusant que lui-même ! Jamais je n’avais éprouvé quelque chose de semblable !
« Je restai ainsi sans bouger jusqu’à la tombée de la nuit, oubliant les heures qui s’écoulaient. Appelerai-je cela le remords, le repentir ? Je ne sais et ne pourrais le dire encore aujourd’hui. Peut-être même, ce souvenir de l’acte que j’ai commis ne m’inspire-t-il pas du dégoût. Peut-être ce souvenir contient-il quelque chose d’agréable qui excite mes passions... Non, ce qui m’est insupportable, c’est cette vision, et précisément sur le seuil, avec son petit poing levé et menaçant, ce seul aspect d’elle, cette seule minute d’alors, ce seul hochement de tête... Voilà ce que je ne puis supporter, et voilà ce qui m’apparaît presque chaque jour depuis ! Et l’image ne surgit pas spontanément : c’est moi qui la provoque et ne puis ne pas la provoquer, bien que ce soit le tourment de ma vie. Oh, si du moins je l’apercevais une fois en réalité, ou en une sorte d’hallucination !...
« J’ai bien d’autres vieux souvenirs, peut-être mieux encore. J’ai agis envers une femme plus ignoblement encore et elle en est morte. J’ai tué en duel deux hommes qui ne m’ont jamais rien fait. J’ai été un jour mortellement offensé par un autre homme et je ne me suis pas vengé. J’ai sur la conscience un empoisonnement prémédité, réussi et demeuré inconnu (s’il le faut, j’en ferai connaître tous les détails).
« Mais pourquoi aucun de ces souvenirs n’éveille-t-il en moi rien de pareil à celui de Matriocha ?
« J’ai erré ensuite pendant toute une année, essayant de m’occuper. Je sais que je pourrais écarter la vision de la fillette dès que je le voudrais. J’ai l’entière maîtrise de ma volonté comme jadis. Mais, précisément, je n’ai jamais voulu le faire, je ne le veux pas et je ne voudrais pas vouloir. Je le sais d’avance. Cela continuera ainsi jusqu’à ma folie.
« Deux mois après mon songe merveilleux, je fus repris du désir de devenir amoureux d’une jeune fille, ou, plus exactement, de ressentir l’une de ces crises de passion, de ces débordements dont j’étais coutumier jadis. Je fus terriblement tenté de commettre un nouveau crime, c’est-à-dire de me faire bigame (étant déjà marié). Mais je pris la fuite sur le conseil d’une autre jeune fille, à laquelle j’avais presque tout dévoilé, même le fait que je n’aimais nullement celle que je convoitais tant et que je ne pouvais aimer personne. D’ailleurs, ce nouveau crime ne m’aurait aucunement libéré de Matriocha...
« C’est ainsi que j’ai décidé d’imprimer ces feuilles en trois cents exemplaires et de les emporter en Russie. Le moment venu, je les adresserai à la police et aux autorités locales ; j’en enverrai en même temps aux rédactions des journaux avec prière de les publier, ainsi qu’aux nombreuses personnes qui me connaissent à Pétersbourg et dans toute la Russie. Une traduction paraîtra à l’étranger.
« Je sais qu’au point de vue juridique, je ne saurais être inquiété : je suis seul à m’accuser, et je n’ai pas d’autre accusateur ; aucune preuve, ou fort peu de preuves ; enfin, l’idée de mon déséquilibre mental, ancrée dans l’opinion de tous, ainsi que les efforts certains de mes parents pour exploiter cette idée, feront disparaître tout danger d’une poursuite judiciaire. Je le déclare, entre autre, afin de montrer que je suis en pleine possession de ma raison et suis entièrement conscient de ma situation. Mais ce que je veux, c’est que tous ceux qui connaîtront ma confession me regardent comme je suis, et moi aussi, je les regarderai. Plus nombreux ils seront, mieux cela vaudra. En serai-je soulagé ? Je ne sais. J’y ai recours comme à ma dernière ressource.
« Encore un coup : si l’on cherchait bien dans les archives de la police de Pétersbourg, on trouverait sans doute quelque chose. Mes petits bourgeois habitent peut-être encore la capitale. La maison était assez remarquable par sa couleur bleu ciel. Quant à moi, je ne m’en irai nulle part et, pendant une année ou deux, je ne quitterai pas la propriété de ma mère. Au premier appel, je me présenterai.
« Nicolas STAVROGUINE. »
La lecture dura près d’une heure. Tikhon lisait lentement et peut-être reprenait-il certains passages. Pendant ce temps, depuis l’arrêt survenu lors de la « confiscation » du deuxième feuillet, Stavroguine était demeuré immobile et silencieux, dans un coin du divan, appuyé sur le dossier et semblant figé dans l’attente[25]. Tikhon ôta ses lunettes, resta pensif quelques moments, puis fixa de son regard hésitant Stavroguine. Celui-ci tressaillit et d’un mouvement brusque se pencha en avant[26].
— J’ai oublié de vous avertir, dit-il d’un ton bref, que toutes vos paroles seront vaines ; je ne changerai pas mes intentions, ne cherchez pas à me dissuader. Je publie tout.
Il rougit et se tut.
— Vous n’avez pas omis de m’en avertir tout à l’heure déjà, avant la lecture.
Une sorte d’irritation se trahissait dans les paroles de Tikhon. De toute évidence, le « document » avait produit sur lui une forte impression. Son sentiment chrétien était offensé, et il n’était pas toujours maître de ses sentiments. Je noterai à cette occasion que ce n’est pas sans raison qu’il avait acquis la renommée d’un homme « incapable d’observer une conduite devant le public », comme on disait de lui au monastère. Malgré son humilité chrétienne, une réelle indignation altéra sa voix.
— N’importe, reprit Stavroguine avec la même brusquerie et sans remarquer le changement de ton de Tikhon. Quelle que puisse être la force de vos arguments, je me tiendrai à ma résolution. Notez que par cette phrase malhabile, ou trop habile, pensez ce que vous voudrez, je ne quête nullement vos objections ou votre éloquence persuasive, conclut-il avec un sourire contrefait.
— Je n’aurais pas pu chercher à vous persuader du contraire. Votre pensée est une haute pensée, et la pensée chrétienne ne saurait s’exprimer avec plus de plénitude. On ne saurait accomplir un exploit plus exceptionnel, un supplice de soi-même comme celui que vous avez projeté, si seulement...
— Si quoi ?
— S’il s’agissait réellement de repentir, d’une pensée vraiment chrétienne...
— Des finasseries, murmura Stavroguine d’un air distrait.
Il se leva et arpenta la chambre sans paraître se rendre compte de ce qu’il faisait.
— Vous semblez vouloir passer pour plus grossier que ne le souhaite votre cœur, reprit Tikhon, cherchant à révéler sa pensée entière.
— Passer ? Je ne voulais passer pour rien du tout ; je ne faisais pas de grimaces. Plus grossier, dites-vous : qu’entendez-vous par là ? demanda-t-il en rougissant et s’irritant aussitôt de sa rougeur. Je sais que c’est là un acte misérable, bas, ajouta-t-il en montrant de la tête les feuillets... Mais que sa bassesse même serve...
Il s’interrompit comme éprouvant de la honte de continuer à s’expliquer ; une expression de souffrance crispa en même temps son visage, parce que poussé par une sorte de nécessité inconsciente de rester précisément pour s’expliquer.
Il est à remarquer aussi que pas un mot ne fut prononcé des deux côtés pour élucider la raison de la confiscation du deuxième feuillet, et cela durant tout le cours ultérieur de la conversation. Stavroguine s’arrêta devant le bureau et, y prenant un crucifix en ivoire, il se mit à le tourner entre ses doigts et soudain le cassa en deux. Reprenant ses esprits et étonné lui-même, il regarda avec perplexité Tikhon ; sa lèvre supérieure frissonna comme s’il avait été offensé et allait lancer un défi.
— J’avais espéré que vous me diriez réellement une chose raisonnable, et c’était pour cela que j’étais venu, fit-il à mi-voix, comme cherchant à se maîtriser ; il jeta les deux tronçons du crucifix sur la table.
Tikhon baissa vivement les yeux et dit avec ardeur :
— Ce document part directement de votre cœur, mortellement ulcéré ; est-ce ainsi que je dois le comprendre ? Oui, c’est un besoin profond de pénitence, un besoin intérieur qui s’est emparé de vous. Vous avez été profondément remué, jusqu’à en faire une question de vie ou de mort, par les souffrances d’un être que vous aviez offensé ; j’en conclus que l’espoir ne vous a pas encore abandonné et que vous suivez maintenant la grande voie du supplice en révélant au monde entier votre honte. Vous demandez le jugement de l’Église tout entière, bien que vous ne croyiez pas en l’Église. Est-ce ainsi que je dois le comprendre ? Mais il semble que vous haïssez et méprisez d’avance tous ceux qui liront cette narration et vous leur jetez un défi.
— Moi ? Je jette un défi ?
— N’ayant pas eu honte de vous confesser du crime, pourquoi avez-vous honte du repentir ?
— Moi ? J’ai honte ?
— Honte et peur.
— J’ai peur ?
Stavroguine sourit et sa lèvre supérieure frissonna. Tikhon reprit :
— Vous semblez vouloir dire : que les autres me regardent. Mais vous-même, comment les regarderez-vous ? Vous vous attendez à leur colère pour leur répondre par une colère plus grande encore. Certains passages de votre écrit sont d’un style trop appuyé ; vous semblez admirer votre psychologie et vous profitez du plus petit détail pour étonner le lecteur par votre insensibilité, par votre effronterie, qui peut-être vous sont étrangères. En même temps, vos passions mauvaises et votre habitude de l’oisiveté vous rendent effectivement insensible et sot.
— La sottise n’est pas un vice, fit Stavroguine en pâlissant.
— C’est parfois un vice, reprit Tikhon, implacable et ardent. Mortellement ulcéré et martyrisé par la vision se tenant sur votre seuil, vous semblez ne pas voir quel est votre crime en réalité et de quoi vous avez à avoir honte devant les hommes dont vous appelez le jugement : est-ce de l’insensibilité dans votre violence, ou de la lâcheté que vous avez manifestée. Au cours d’un passage, vous vous empressez même d’assurer le lecteur que le geste menaçant de la jouvencelle ne vous semblait plus grotesque, mais écrasant. Ce geste vous parut-il réellement grotesque, ne fût-ce qu’un instant ? Oui, je l’atteste.
Tikhon se tut. Il parlait comme un homme qui ne cherche plus à se contenir.
— Parlez, parlez, le pressa Stavroguine. Vous êtes irrité et vous me malmenez. J’aime cela de la part d’un moine. Mais laissez-moi vous demander : voici dix minutes déjà que nous parlons après cela (il désigna de la tête les feuillets) et bien que vous soyez indigné, je n’aperçois chez vous nulle expression de dégoût ni de honte... Vous ne semblez pas dégoûté et vous me parlez comme à votre égal.
Il ajouta le mot « comme à votre égal » en baissant la voix et presque malgré lui. Tikhon le regarda attentivement et continua :
— Vous m’étonnez, car vos paroles sont sincères, et dans ce cas... la faute est à moi. Sachez donc que je me suis montré discourtois et dégoûté à votre égard ; tandis que vous, dans votre soif du châtiment, vous ne l’avez même pas remarqué, bien que vous ayez remarqué mon impatience et l’ayez appelée gronderie. En réalité, vous êtes convaincu d’avoir mérité un mépris bien plus grand, et votre parole : « vous me parlez comme à votre égal », est une belle parole, bien que dite malgré vous. Je ne vous cèlerai rien : je suis terrifié de votre grande force dépensée à dessein à des infamies. Ce n’est pas sans effets funestes qu’on devient étranger à son pays : on en est châtié par l’ennui et l’oisiveté, alors même qu’on a le désir de l’action. Mais le christianisme reconnaît la responsabilité dans toute situation. Dieu ne vous a pas privé d’intelligence ; dès lors, réfléchissez si vous pouvez poser mentalement la question : « Suis-je ou non responsable de mes œuvres ? » Vous êtes sans le moindre doute responsable. « Les tentations ne peuvent ne pas s’insinuer dans le monde ; mais malheur à celui par qui les tentations viennent dans le monde. » Quant à votre... faute, bien d’autres pèchent comme vous, mais vivent avec leur conscience en paix et considèrent même comme inévitables leurs fautes de jeunesse. Il en est aussi des vieillards qui sentent déjà l’odeur de la tombe et qui commettent les mêmes péchés avec insouciance et enjouement. Le monde est rempli de toutes ces horreurs. Vous, du moins, vous en avez mesuré toute la profondeur, ce qui arrive fort rarement à un pareil degré.
— Serait-ce de l’estime que vous éprouveriez pour moi après la lecture de ces feuillets ? demanda Stavroguine avec un ricanement. J’ai entendu dire, très honorable père Tikhon, que vous n’étiez pas fait pour servir de guide de conscience, ajouta-t-il en accentuant sa grimace. On vous critique fort ici. On prétend qu’aussitôt que vous découvrez un sentiment sincère d’humilité chez un pécheur, vous vous enthousiasmez, vous vous repentez et vous vous humiliez devant lui...
— Je n’y répondrai pas directement. Il est exact que je ne sais pas observer une conduite pondérée envers les gens. J’ai toujours convenu de ce grand défaut, dit Tikhon avec un soupir et d’un ton si sincère que Stavroguine le regarda avec un sourire de sympathie. Quant à ceci, reprit-il en jetant un regard sur les feuillets imprimés, il ne peut y avoir de plus grand, de plus affreux crime que celui que vous avez commis envers la jouvencelle.
— Ne mesurons pas ces choses au mètre ! fit Stavroguine avec quelque dépit. Peut-être ma souffrance n’est-elle pas aussi violente que je l’ai dépeinte, et peut-être bien me suis-je calomnié, conclut-il brusquement.
Tikhon ne répliqua pas. Stavroguine arpentait la chambre, la tête baissée et absorbé dans ses pensées.
— Et cette jeune fille, demanda tout à coup Tikhon, celle avec laquelle vous avez rompu les relations commencées en Suisse, où... se trouve-t-elle à cette heure ?
— Ici.
Un nouveau silence.
— Je vous ai peut-être bien menti sur mon compte, répéta avec insistance Stavroguine... Au reste, c’est vrai que je provoque les gens par l’impudence de ma confession, puisque vous y avez aperçu la provocation. C’est ce qu’il faut, ils le méritent.
— Vous voulez dire qu’il vous sera plus facile de les haïr que d’accepter leur pitié ?
— Parfaitement[27]. Je n’ai pas l’habitude de la franchise, mais puisque j’ai commencé à être franc... avec vous, sachez que je les méprise tout autant que moi-même, sinon plus, infiniment plus. Aucun d’eux ne saurait s’improviser mon juge... J’ai écrit ces fadaises (il désigna les feuillets), parce que cela m’a passé par la tête, par effronterie... Il se peut aussi que j’aie exagéré dans un moment d’exaltation, s’écria-t-il tout irrité, et il rougit de nouveau, fâché d’avoir laissé échapper ces paroles malgré lui. Il s’approcha de la table et saisit un fragment du crucifix brisé.
— Répondez-moi à une question, mais en toute sincérité, à moi seul, ou parlant à vous-même dans le calme et les ténèbres de la nuit, dit Tikhon d’une voix pénétrante. Si quelqu’un vous pardonnait cela (il désigna les feuillets), non pas l’un de ceux que vous estimez ou que vous craignez, mais un inconnu, un homme que vous ne connaîtriez jamais, et qui vous pardonnerait en sa conscience, après avoir lu votre terrible confession, vous sentiriez-vous apaisé par cette pensée, ou cela vous serait-il indifférent ?
— Cela m’apaiserait, répondit Stavroguine à voix basse ; et si vous me pardonniez, cela me soulagerait bien plus, ajouta-t-il vivement.
— À condition que vous me pardonniez aussi, fit Tikhon d’un ton pénétré.
— Pourquoi donc ? Ah, oui, c’est votre formule monastique[28]. Détestable humilité... Permettez-moi de vous dire que ces vieilles formules de moine ne sont nullement élégantes... D’ailleurs, je ne sais vraiment pas pourquoi je suis ici, ajouta-t-il soudain en regardant autour de lui. Mais à propos, j’ai cassé chez vous... Qu’est-ce qu’elle vaut cette affaire ? Vingt-cinq roubles ?
— Ne vous en souciez pas.
— Cinquante, peut-être ? Pourquoi ne m’en soucierais-je pas ? Pourquoi casserais-je, et vous, vous me feriez cadeau du dommage ? Voici cinquante roubles, dit-il en posant le billet de banque sur la table. Si vous ne les voulez pas pour vous, prenez-les pour les pauvres, pour l’église, que sais-je, ajouta-t-il avec irritation. Écoutez, je vais vous dire toute la vérité : je désire votre pardon, avec le vôtre celui d’un autre, d’un troisième, mais celui de tous, non ; que tous me haïssent !
— Et la pitié de tous, vous n’auriez pas pu la supporter en toute humilité ?
— Je ne l’aurais pas pu. Je ne veux pas de pitié de tout le monde ; d’ailleurs, il ne peut pas y en avoir... Écoutez, je ne veux plus attendre, je veux publier... Ne me flattez pas... Je ne peux plus attendre... Je ne peux plus ! s’écria-t-il exaspéré.
— J’ai peur pour vous : vous êtes devant un abîme presque infranchissable, fit timidement Tikhon.
— Vous craignez de me voir succomber sous leurs haines ?
— Pas seulement sous la haine.
— Quoi encore ?
— Sous leurs rires, dit Tikhon avec effort.
Stavroguine se troubla ; l’anxiété se peignit sur son visage.
— Je le pressentais, dit-il. Je vous ai donc parut fort comique après la lecture de mon « document » ? Ne vous tourmentez pas, ne soyez pas si confus, je m’y attendais.
Tikhon était confus en effet, et il s’empressa de s’expliquer.
— De pareilles hautes actions exigent du sang-froid ; dans la souffrance même, on doit conserver une pleine sérénité... Mais elle manque partout de nos jours. Partout, ce ne sont que disputes. Les hommes ne se comprennent pas comme au temps de la tour de Babel...
— Tout cela est bien vieux, cela a été dit mille fois, interrompit Stavroguine.
— D’ailleurs, vous n’atteindrez pas le but, reprit Tikhon, passant cette fois à la question. Juridiquement, vous êtes presque inattaquable, et on vous le fera tout d’abord remarquer avec raillerie. On s’étonnera ensuite. Qui comprendra le véritable motif de votre confession ? On ne voudra pas le comprendre, car on s’effare devant de pareils exploits et on s’en venge. Le monde aime sa boue et ne veut pas qu’on l’agite. C’est pourquoi on tournera votre acte en ridicule, parce que c’est par le ridicule qu’on peut tuer le plus vite.
— Parlez, dites tout, encouragea Stavroguine.
— Sans doute, on exprimera de l’horreur tout d’abord, mais une fausse horreur, afin d’observer les apparences. Je ne parle pas des âmes pures ; celles-ci ressentiront l’horreur et s’accuseront elles-mêmes ; mais on ne les entendra pas, car elles garderont le silence. Les autres hommes, les gens du monde, craignent uniquement ce qui menace leurs intérêts personnels. Ceux-ci, la première surprise, l’effroi factice passés, s’empresseront d’en rire. On manifestera de la curiosité pour le fou, car on vous prendra pour un fou, peut-être pas entièrement, mais on vous jugera suffisamment responsable pour qu’on puisse rire de vous. Pourriez-vous le supporter ? Votre cœur ne s’emplira-t-il pas d’une telle haine qu’elle vous conduira à votre perte ?... Voilà ce que je crains.
— Ce qui m’étonne, c’est de vous voir si mal juger les hommes, professer un tel mépris pour eux ! fit Stavroguine d’un ton agacé.
— Croyez-moi : en parlant ainsi des hommes, c’est d’après moi que je les jugeais plutôt !... s’écria Tikhon.
— Y aurait-il donc dans votre âme aussi un motif de se réjouir de mon malheur ?
— Qui sait, peut-être bien il y en aurait-il... Oh ! il se peut bien !
— Indiquez-moi alors ce qu’il y a de ridicule dans mon récit. Je sais bien quoi ; mais je tiens à vous voir le désigner du doigt ; et faites le aussi cyniquement que possible, avec toute la sincérité dont vous êtes capable... Puis, laissez-moi vous dire : vous êtes un fameux original !...
— La forme même de votre ardente pénitence revêt un caractère ridicule... Mais ne doutez pas de votre triomphe ! s’écria soudain le moine avec enthousiasme. Même sous cette forme, vous vaincrez, si vous acceptez en toute sincérité les soufflets et les crachats. La mise en croix la plus honteuse s’achève toujours en grande gloire et en grande puissance lorsque l’humilité montrée dans l’exploit est sincère. Et il se peut qu’ici-bas encore, vous soyez consolé...
— Bref, vous découvrez le ridicule dans la forme seule ? insista Stavroguine.
— Et dans le fond. C’est la laideur qui tuera, murmura Tikhon en baissant les yeux.
— La laideur ? Quelle laideur ?
— Du crime. Il est des crimes qui sont réellement laids. Quel que soit le crime, plus il y a de sang, d’horreur, plus il impose, devient pittoresque, pour ainsi dire ; mais il est des crimes honteux, vils, qui sont en dehors de toute terreur, trop inélégants, si l’on peut dire...
Tikhon n’acheva pas.
— C’est-à-dire, fit avec émotion Stavroguine, vous jugez fort ridicule le geste de baiser les mains d’un petit souillon... Oh ! je ne vous comprends que trop, et vous, vous vous désolez pour moi parce que c’est laid, vil, non pas vil, mais honteux, ridicule, et vous pensez que c’est cela précisément que je ne pourrai souffrir...
Tikhon se taisait.
— Je comprends maintenant pourquoi vous avez demandé si ma demoiselle de Suisse se trouvait ici.
— Vous n’êtes pas préparé, vous n’êtes pas assez retrempé, vous êtes déraciné, vous n’avez pas la foi, murmura Tikhon timidement.
— Écoutez, mon père : je veux me pardonner moi-même, voilà mon vrai but, tout mon but ! s’écria soudainement Stavroguine avec une extase farouche. C’est alors seulement que le spectre disparaîtra... Voilà pourquoi je cherche la souffrance infinie... Ne m’effrayez donc pas ; sinon, je me noierai dans ma rage.
Cette explosion de sincérité fut si inattendue que Tikhon se leva.
— Si vous avez foi que vous pouvez vous pardonner vous-même et obtenir ce pardon par la souffrance, si vous vous posez un tel but avec foi, alors, vous êtes déjà un croyant ! s’écria Tikhon avec émotion. Comment donc avez-vous pu dire que vous ne croyiez pas en Dieu ?
Stavroguine ne répondit pas.
— Dieu vous pardonnera votre incroyance, car vous honorez le Saint-Esprit sans le connaître.
— Le Christ pardonnera à l’occasion ? demanda Stavroguine avec un sourire contraint et une nuance d’ironie dans la voix.
— N’est-il pas dit dans le Livre : « Si vous séduisez l’un de ces petits, » vous souvenez-vous ? Selon l’Évangile, il n’y a pas de plus grand crime...
— Dites plus simplement que vous voudriez éviter un scandale et vous me tendez un piège, mon bon père Tikhon, fit avec dépit Stavroguine en faisant mine de se lever. En somme, vous voudriez me voir assagi, peut-être même marié convenablement et achevant ma vie en honnête membre du club de la ville et en fidèle de votre monastère, le fréquentant à toutes les fêtes. Belle pénitence en vérité ! Au reste, en bon connaisseur du cœur humain, vous pressentez sans doute que la chose finira en effet ainsi, et tout notre colloque se réduit à me persuader que c’est précisément ce que j’attendais de vous, n’est-ce pas ?
— Non, ce n’est pas cette pénitence que je veux, je vous en prépare une autre ! reprit Tikhon avec ardeur, sans prendre garde au ricanement de Stavroguine. Je connais un vieil ermite, un ascète qui vit non loin d’ici dans l’isolement complet et qui est d’une telle sagesse chrétienne que ni moi ni vous ne saurions la concevoir. Il condescendra à ma prière. Je lui raconterai tout ce qui vous concerne. Allez faire votre pénitence auprès de lui, soumettez-vous à sa direction pendant cinq ou six ans, aussi longtemps que vous jugerez vous-même nécessaire par la suite. Imposez-vous un vœu, et par ce grand sacrifice, vous obtiendrez tout ce dont vous avez soif, même ce que vous n’espérez pas ; car vous ne saurez pas comprendre aujourd’hui ce que vous recevrez.
Stavroguine écouta d’un air grave.
— Vous m’engagez à entrer dans l’autre monastère, prononcer les vœux de moine[29] ?
— Vous n’avez pas à prendre l’habit de moine ; faites-vous seulement novice, fût-ce en secret ; vous pouvez continuer à vivre dans le monde.
— Laissez donc, père Tikhon, l’interrompit Stavroguine et il se leva. Tikhon aussi.
— Mais qu’avez-vous ? s’écria Stavroguine en regardant avec frayeur l’évêque.
L’autre demeurait debout devant lui, les mains jointes, le visage convulsé d’une frayeur soudaine.
— Qu’avez-vous ? Qu’avez-vous ? répéta Stavroguine en s’approchant vivement de lui pour le soutenir. Il lui sembla qu’il allait tomber.
— Je vois..., je vois, comme si c’était réel, s’écria Tikhon avec une expression de profond chagrin, que jamais, pauvre jeune homme perdu, vous n’étiez aussi proche d’un nouveau et plus grand crime qu’en cet instant.
— Calmez-vous, fit Stavroguine de plus en plus inquiet pour Tikhon. Je remettrai peut-être... Vous avez raison...
— Non, ce n’est pas après la publication, c’est un jour avant, une heure peut-être avant le grand acte que vous chercherez une issue dans un nouveau crime, et vous le commettrez uniquement pour éviter la publication de vos feuillets.
Stavroguine trembla de colère et de frayeur en même temps.
— Maudit psychologue ! s’écria-t-il au paroxysme de la colère, et il sortit de la cellule sans se retourner une seule fois.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 19 février 2012.
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Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.
Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Le père Karamazov.
[2] Étude écrite en novembre 1920 et publiée dans la Revue de Paris du 1er août 1921.
[3] À l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la mort de Dostoïevsky.
[4] Ce nom tire son origine du couvent Zadonsky, situé dans le gouvernement de Voronèje, où l’évêque Tikhon s’est retiré après une courte administration de l’évêché de Voronèje, et sa vie de juste lui a valu la vénération de tout le peuple orthodoxe. Il fut canonisé après sa mort, et ses reliques, exposées au couvent Zadonsky, attirent les pèlerins de tous les points de la Russie.
[5] La Confession de Stavroguine, redécouverte et publiée en 1922, fut dès cette même année traduite en français, par Boris de Schloezer dans la Nouvelle Revue Française (t. 18 et 19) et par Ely Halpérine-Kaminsky, en volume, accompagnée de quelques autres textes. (Note BRS)
[6] Du roman les Frères Karamazov.
[7] La Nouvelle Revue française du 1er février 1922.
[8] « Dostoïevsky au théâtre » (Revue illustrée du 15 octobre 1888).
[9] Du 1er août 1922.
[10] Le professeur Tchije, les Types criminels d’après Dostoïevsky (communication au Congrès international d’anthropologie criminelle, tenu à Amsterdam en 1901).
[11] Docteur Gaston Loygue, Étude médico-psychologique sur Dostoïevsky, Paris et Lyon, 1904.
[12] Vieux domestique de la famille Stavroguine.
[13] Il est question dans les Possédés d’une manifestation publique des ouvriers de l’usine de Schpigouline.
[14] Le supérieur du couvent.
[15] L’un des conjurés des Possédés qui fut, par la suite, assassiné par ses camarades comme traître.
[16] Après le mot « fou », les mots « tout au moins un être nul » sont effacés dans le deuxième texte de Dostoïevsky, édité par le Centroarchive.
[17] Dans l’autre texte « peut-être », au lieu de « certainement ».
[18] Dans ce texte du Centroarchive les deux phrases sont rédigées ainsi :
« — Comment, vous aussi, vous n’avez pas la foi parfaite ?
« — Oui... peut-être n’est-elle pas parfaite, répondit Tikhon. »
[19] Variante du texte publié par le Centroarchive :
« Vous voulez croire, au moins. Et vous comprenez à la lettre le déplacement de la montagne. J’ai remarqué que nos « lévites » libéraux penchent fortement vers le luthéranisme. »
[20] À partir des mots du passage qui suit : « Je me permettrai encore », etc., le reste qui se termine par : « Voici ce que lut Tikhon », n’est reproduit qu’en renvoi, dans le texte du Centroarchive, et est copié d’après celui du volume VIII des œuvres complètes de 1906. L’édition du Centroarchive ne contient pas ce passage dans son texte même, parce que celui-ci ne se trouve pas dans les épreuves récemment retrouvées.
[21] Allusion à une scène du roman les Possédés au cours de laquelle Stavroguine mord à l’oreille le gouverneur de la province.
[22] Un officier, frère de la folle que Stavroguine épousera par la suite ; personnages du roman les Possédés.
[23] Voici le texte du passage qui, dans l’édition du Centroarchive, remplace la scène de la « confiscation », d’un feuillet qu’on va lire ici :
« Quand tout fut fini, elle parut fort confuse. Je ne tentai pas à la rassurer et je ne la caressai plus. Elle me regardait en souriant timidement. Son visage me sembla tout à coup stupide. La confusion l’envahissait de plus en plus. Enfin, elle couvrit sa figure de ses mains, et alla se poster dans un coin, le visage tourné vers le mur. Je redoutais une nouvelle terreur de sa part, et je sortis en silence de la maison.
« Je présume que ce qui était arrivé devait lui apparaître, dans une frayeur mortelle, d’une horreur infinie. Malgré les jurons obscènes auxquels elle devait être accoutumée depuis son berceau, je suis bien convaincu qu’elle n’y comprenait encore rien. Elle était certainement persuadée d’avoir commis un crime monstrueux et en être profondément coupable : « J’ai tué Dieu. »
« Cette nuit-là, je me suis battu au cabaret, comme j’y ai déjà fait allusion. Mais je me suis réveillé, au matin, dans ma chambre meublée où m’avait conduit Lebiadkine. Ma première pensée était : a-t-elle tout dit ou non ?... »
[24] L’un membre, l’autre chef du cercle révolutionnaire décrit dans les Possédés.
[25] Texte du Centroarchive : « Chose étrange, la sorte d’impatience, la distraction, voire le délire qu’exprimait son visage pendant toute cette matinée, disparurent presque, et un calme, une sorte de sincérité leur succéda, le marquant de dignité. »
[26] Variante du texte publié par le Centroarchive :
« — Ne pourrait-on introduire quelques modification dans ce document ?
« — Pourquoi faire ? Je l’ai écrit en toute sincérité... » répondit Stavroguine.
[27] Variante du texte publié par le Centroarchive :
Après « parfaitement », Stavroguine ajoute : « En lisant ce document, on me traitera peut-être de jésuite, de cagot, ha ! ha ! ha ! N’est-ce pas ?
« — On vous traitera ainsi, sans aucun doute. Mais pensez-vous réaliser votre intention bientôt ?
« — Aujourd’hui, demain, après-demain, est-ce que je sais ? Très prochainement en tout cas. Vous avez raison : je le ferai brusquement et juste à l’instant où je les haïrai le plus et voudrai me venger d’eux. »
[28] Variante du texte publié par le Centroarchive :
Avant la réponse de Stavroguine : « Détestable humilité », etc., Tikhon dit : « Pour mes fautes voulues et involontaires. Ayant péché, chaque homme pèche envers tous, et il est toujours coupable du péché d’un autre homme. Il n’y a pas de péché individuel. Quant à moi, je suis un grand pécheur, peut-être plus grand que vous. »
À noter que ce passage est supprimé par Dostoïevsky dans l’original.
[29] Variante du texte publié par le Centroarchive :
Après les mots « prononcer les vœux de moine », l’auteur a supprimé, dans les épreuves, le passage suivant qu’il convient de reproduire ici :
« Malgré toute l’estime que j’ai pour vous, je dois dire que je devais m’y attendre de votre part. Eh bien ! je vous avoue qu’aux moments de mes faiblesses, l’idée me venait de me cacher des hommes dans un monastère, tout au moins pour un temps, après la publication de ces feuillets. Mais aussitôt je rougissais de honte à la pensée de cette bassesse. Quant à prendre l’habit de moine, cette pensée n’a pu jamais me traverser l’esprit, même dans les moments de la plus lâche anxiété. »